Pourquoi dans l’exploitation du gaz de shale ne peut-on extraire plus de 20 % du gaz présent et quel est la conséquence de ce fait ? Pour y répondre de façon claire à partir des connaissances encore limitées que nous avons des impacts à long terme de la technique de fracturation hydraulique dans des long forages horizontaux, nous allons analyser ici les différences les plus évidentes entre cette dernière méthode versus l’exploitation des gisements classiques.
Dans l'exploitation classique, les gisements gaziers sont trouvés dans des structures géologiques particulières : formation ou structure géologique présentant une grande porosité résultant de vides intergranulaires et/ou fractures naturelles intercommunicantes, le tout coiffé par une formation étanche qui emprisonne le sommet du réservoir, comme dans le schéma ci-dessous:
Figure 1 Schéma classique d’un gisement de gaz.
Ces concentrations créées par la nature ne sont pas simples à trouver; il faut faire une véritable exploration géologique, pour les localiser sur un grand territoire. En opposition, l'exploitation du gaz de schiste étendu n'a pas à explorer ainsi, car l'Utica par exemple est déjà cartographié par les services gouvernementaux. Revenons au gisement classique. Une fois découvert, les puits d'extraction atteignant le réservoir peuvent extraire la quasi totalité (>95%) du gaz du gisement. Le gaz est poussé vers le haut par l'eau (éventuellement présence d'hydrocarbures liquides entre l'eau et le gaz). Il est important de noter que ce gaz a TRÈS lentement migré depuis une roche mère (une roche sédimentaire qui peut être du shale par exemple) et s'est accumulé dans le réservoir naturel dans un processus qui a pris des centaines de milliers d'années et plus probablement des millions d'années. Pourquoi? Parce que les perméabilités des roches-mères de type shale ont des valeurs extrêmement faibles (10exp-6 m/s).
Dans la strate où le gaz s'est accumulé (en bleu et vert pâle de la figure 1), la porosité est significative (5 à 25%) et la perméabilité est couramment un million de fois plus élevée; en exploitant cette strate dans un gisement naturel, le gaz migre facilement vers le puits d'extraction. C'est pourquoi on estime qu'à un moment donné, la production du puits tombe presqu'à zéro. Le réservoir n'est pas vide à 100%, mais presque.
C'est extrêmement dangereux de transposer cette image dans le cas des puits pour le gaz de schiste; dans ces cas là, la fracturation est immédiate et l'équilibre n'est pas atteint en fin d'exploitation. En plus, les étendues ne sont pas limitées à un gisement localisé, mais à toute une couche géologique qu'on transforme radicalement.
Dans le cas où on fracture artificiellement le shale gazier lui-même, la migration du gaz se fait sur une distance plus courte que la longue migration dans le cas précédent, mais ce n'est pas un processus instantané. À quelques mm du bord d'une fracture, le gaz s'échappe assez vite (figure ci-dessous), mais plus la distance augmente, plus il faut compter sur des temps géologiques pour que le processus de migration fasse dans ce nouveau shale ce qu'il a fait dans les migrations vers les réservoirs naturels. Avec une perméabilité de 10exp-12 cm/s par exemple même sous un gradient (i) élevé de 100, le temps requis pour parcoures quelques centimètres seulement se compte en siècles et même en millénaires (v = Kxi). C’est ainsi que ça se passe dans les parties du shale resté intact entre les fractures. Mais en raison du fort gradient, la migration se fait tout de même.
Figure 2 Mécanisme de migration du gaz dans le shale au voisinage de nouvelles fractures ; vue métrique du shale à la fin de l’exploitation (3 à 5 ans ?).
L'exploitation par fracturation hydraulique donne ailleurs des courbes de décroissance logarithmique ou exponentielles comme le montre la figure ci-dessous inspirée de données obtenues pour divers shales aux USA:
Figure 3 Les courbes théoriques de débits d’exploitation du gaz de shale.
Le débit n'est intéressant commercialement que pour quelques années; mais après, c'est aberrant de dire qu'il n'y a plus de gaz et qu'on ferme le puits (dixit géologue de Talisman*). Il n'y a pas de débit zéro avant un temps = à l'Infini.
Surtout que L'Office National de l'Energie estime que la partie extraite pendant la période d'extraction commerciale, laisse en fait encore 80% du gaz dans le shale. Il n'y a rien pour stopper le processus amorcé. Il va se poursuivre sur des siècles et millénaires. Et les puits-bouchons n'auront pas cette durée de vie. Il serait bien étonnant que l'industrie du gaz de schiste ait inventé dans les huit dernières années des structures qui résisteront des millénaires. La poursuite de la migration du gaz va lentement remettre les puits en pression. Après un temps d’ordre géologique, ça pourra même devenir, ce nouveau réseau de fractures, un gisement comparable à un gisement classique.
Les ingénieurs civils aimeraient bien depuis toujours avoir des techniques pour faire des viaducs et des ponts qui résistent plus de cinquante ans. Voici que l'industrie du gaz, avec les mêmes matériaux, acier et ciment, veut nous convaincre qu'elle détient la recette pour que ces milliers de puits-bouchons résistent éternellement aux pressions croissantes dans ce grand réservoir d'Utica fracturé, sous nos pieds dans la plaine du St-Laurent.
Le cas des 31 puits déjà forés (ou 29 selon le rapport du BAPE)
Je suggère qu’on trouve rapidement un mode de gestion des puits déjà en place ; un peu plus de la moitié ont atteint l’étape de la fracturation hydraulique, ce qui réduit le nombre de cas à traiter à dix-huit puits. Mais cela constitue néanmoins autant de sites à gérer. La collectivité ne doit absolument pas hériter de cette tâche un jour. L’industrie gazière qui construit le forage doit en assurer la gestion future dans la très longue période qui suivra la fin de l’exploitation. La législation doit être revue dans le cas présent pour lier à jamais la responsabilité des puits à ceux qui les ont creusés.
Le gouvernement actuel a un penchant pour les projets clefs en main où le privé construit , exploite , entretient, etc. Ce mode de gestion doit être celui qui doit âtre appliqué aux trois dizaines de puits. Par un bail de 99 ans avec renouvellement obligatoire au bout d’un siècle, chacun des propriétaires de ces puits en aura la charge complète et devra être muni d’assurance et de garantie de solvabilité: être responsable de tout problème pouvant se manifester à long terme va changer la donne. L’industrie ne devrait pas rechigner trop devant cette obligation, car d’après ses prétentions (contraires à mon propre avis cependant) il n’y en a pas de problèmes. Je suis personnellement convaincu que ce seul changement s’il est imposable de façon rigoureuse, va suffire à stopper net tout autre activité, ici dans l’Utica.
L’idée d’obliger les constructeurs de puits pour 9 fois 99 ans peut paraître saugrenue au premier abord, mais je cite une source que l’industrie ne devrait pas contester : Halliburton. Sur les pages qui traitent des shales gaziers, on ne lit pas une ligne sur les risques à long terme. Mais sur d’autres pages qui portent sur les CCS (Carbon Capture & Storage) on vante les techniques Halliburton d’auscultation et de réparation de puits vieillissants dans des cycles d’auscultation – réparation –retour à une phase d’auscultation, tout cela sur des siècles, voire des millénaires « The Post-Closure phase addresses post decommissioning—which has an extremely long time horizon of hundreds, if not thousands, of years. » Halliburton - Carbon Capture & Storage: Post-closure.
Ces puits qu’Halliburton indique devoir suivre des millénaires sont des puits moins risqués à priori que les puits avec extension horizontale et fracturation hydraulique : ce sont des puits verticaux connectant la surface à des stockages de CO2, moins problématiques que le méthane. Les industries gazières n’ignorent pas les risques à long terme ; elle font seulement semblant que cela n’existe pas et qu’ils seront refilés en douce au domaine public. Aucune réglementation nulle part ne les oblige à les inclure dans leurs plans d’affaire. Elles savent aussi qu’il faut faire vite par contre, car cela risque de changer.
En conclusion
Il y a deux différences importantes entre le gaz de shale et le gisement de gaz classique et ces deux différences fournissent à elles seules les raisons fondamentales pour écarter totalement l’idée très peu réfléchie d’exploiter les gaz de schiste par la technique proposée actuellement :
1- La technique de fracturation hydraulique crée artificiellement un réseau de fractures interconnectées vers lequel le gaz se mets à migrer ; la technique amorce un processus d’écoulement du gaz dans le gisement, comme cela s’est fait dans les gisements classiques en centaines de milliers d’années, mais la technique ne peut aucunement accélérer ce processus géologique. La construction d’un puits et la fracturation sont réalisées en quelques semaines ; l’écoulement s’amorce et se poursuivra sur une échelle de temps géologique (>100 000ans). La durée du temps, avant qu’on ferme les puits quand le débit devient non rentable, ne représente qu’une infime portion de ce temps géologique.
2- Le forage de puits et la fracturation du massif est une opération totalement irréversible sans aucune solution technique pour remettre le massif de shale dans son état d’imperméabilité originale. Ces puits, obturés en fin d’exploitation commerciale, deviennent des conduits potentiels pour les fuites de gaz. Pour ces structures, comme toute structure faite d’acier et de béton**, on doit se poser la question fondamentale de leur durée de vie, de ce qui surviendra quand leur état de dégradation ne leur permettra plus de résister à la pression du gaz. La pression des gaz dans le réservoir va croître de façon lente mais continue d’une part et la dégradation des puits va aller croissant dans le temps d’autre part. Ces deux phénomènes vont se manifester dans le temps en surface par une montée en nombre et en débit des fuites de méthane. La gestion de ces ouvrages enfouis va coûter des sommes colossales.
** plus précisément de coulis de ciment dans le cas de puits et non de vrai béton ; le coulis est beaucoup moins résistant et durable que du vrai béton. Il est surtout, en raison des très nombreuses difficultés de mise en place correctement, beaucoup plus poreux et perméable.