mardi 24 mars 2020

Consultation sur un projet de règlement - forages exploratoires extracôtiers

Consultation sur le document de travail sur un projet de règlement ministériel visant à désigner le forage exploratoire extracôtier à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador aux fins d’exclusion en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact.
à
L’Agence d’évaluation d’impact du Canada

Je tiens à soumettre un court mémoire pour réagir à une affirmation biaisée dans le document de présentation du projet de règlement. Ce qu’on peut y lire constitue une prise de position sans nuances et très partiale en faveur de l’industrie pétrolière :

« les effets du forage exploratoire extracôtier pétrolier et gazier sont bien connus, entraînent des perturbations mineures, localisées et temporaires, et ne sont pas susceptible d’être importants si des mesures d’atténuation normalisées sont mises en place »

En tant qu’expert dans le domaine de la géotechnique, ayant été professeur- chercheur en géologie appliquée pendant vingt-cinq ans au département des Sciences de la terre*, où j’ai en plus dirigé les programmes de doctorat et de maîtrise en géologie, j’ai été appelé en enseignement et en recherche à analyser bien des problématiques où les forages et l’environnement interfèrent. Je dois ajouter que je n’ai jamais eu de lien d’emploi, ou d’intérêt, avec l’industrie des hydrocarbures. J’expose donc dans ce document une opinion d’expert totalement indépendant. Mon point de vue est bien distinct de celui des ingénieurs géologues qui ont toujours fait carrière au sein de cette industrie et qui peuvent être portés à adhérer aux mêmes concepts établis.

Depuis 2010, j’ai consacré des milliers d’heures à la question des fuites des puits d’hydrocarbures. C’était principalement en lien direct avec les projets de développement de puits d’hydrocarbures au Québec (shale d’Utica, Macasty à Anticosti, forages pétroliers en Gaspésie et dans le Golfe du St-Laurent). Bien évidemment j’ai analysé de nombreuses références dans un secteur plus vaste que les trois régions que je cite.

Il y a partout une problématique importante qui est le plus souvent passée sous silence : c’est la question du devenir des puits après l’étape de la production. Comme tout ouvrage ou toute structure d’acier et de béton, le vieillissement, la détérioration surviennent inévitablement. Or les règles usuelles pour la constructions et l’opération des ces structures temporaires que sont les puits d’exploration, comme aussi les puits d’exploitation, ne se concentrent que sur les étapes de l’activité de l’industrie. Par définition quand l’ouvrage ne sert plus, il est plus l’objet d’activité; on l’oublie tout simplement dans l’environnement une fois qu’on l’a fermé et obturé.

L’affirmation en italique que j’ai placé au début de ce texte reflète bien la vision et les pratiques courantes de l’industrie pétrolière : celles qui se limitent aux activités quand l’industrie est sur le site. Ils se rassurent des « meilleures pratiques » quant à la sécurité, à l’environnement et à la rentabilité des opérations. On minimise l’impact des incidents par la normalisation de mesures d’atténuation. Elles sont certes utiles aux étapes que l’industrie garde dans son champ de vision (les étapes où elle opère sur le terrain). Mais c’est très incomplet, car cette vision oublie totalement le devenir des forages et des puits une fois les étapes d’activité terminées. L’affirmation « perturbations mineures, localisées et temporaires » est totalement fausse hors de ce contexte étroit.

Un forage, un puits ne « disparaît pas ». Le trou foré, les tubages mis en place sur des centaines, parfois quelques milliers de mètres, demeurent éternellement dans le milieu souterrain. Les scellements des forages d’exploration et des puits ont une durée de vie technique mal évaluée encore, mais une durée de vie qui ne peut être éternelle. Tous les ouvrages construits ont une durée de vie technique limitée dans le temps. C’est le cas pour les ouvrages d’utilités publiques comme les viaducs, les ponts, etc. qui subissent pourtant une inspection constante et des entretiens périodiques; malgré tout après un certain nombre de décennies, ils ne sont plus aptes à remplir leur fonction première et on doit les démanteler. La durée de vie technique est encore plus limitée dans le temps pour les ouvrages qu’on abandonne en fin de vie utile, comme les puits et les forages d’exploration. Dans ces cas-là après l’obturation de la tête du trou de forage, il n’y a plus aucune possibilité d’intervention pour faire une auscultation profonde, encore moins une réparation. En réalité dans le monde des puits abandonnés en mer, il n’y a même pas de réel programme systématique de détection des fuites de gaz. C’est seulement récemment qu’on a vu apparaitre quelques études sporadiques.

Dans l’inventaire présenté par Davies, tant pour les puits onshore que offshore, ils ont trouvé qu’entre 1,9% et 75% des puits ont des fuites. C’est moins bien inventorié pour les puits offshore, mais là les taux de puits fuyants sont 43% (Golfe du Mexique), 38%, 25% et 20% (trois études en Norvège), 10% en GB pour ne citer que quelques exemples tirées de son tableau 3. Les impacts des puits en mer sont nettement sous-estimés quand on se limite aux données fournies par les exploitants (Riddik 2019) pendant qu’ils les exploitent. Les puits abandonnés dans les fonds marins laissent entrevoir une situation bien pire encore (https://cbsn.ws/33FN4G4).

Des fuites considérables de méthane peuvent se produire le long des forages sans nécessairement provenir de l’horizon ciblé, car le gaz contenu dans des strates moins profondes réussi à remonter à la surface à cause des forages; Vielstädte et al. 2017 ont estimé à 17kt/an ce méthane qui fuit en mer du Nord. Quant aux puits abandonnés, Kaiser 2017 note qu’il n’y avait aucune étude des 11000 puits abandonnés entre 2004 et 2015 dans le Golfe du Mexique.

Vrålstad et al. 2019 indiquent que ce n’est que récemment à la suite de l’accident du puits Macondo en 2010 qu’on a commencé à réviser un peu la problématique de l’obturation des puits; ils proposent toute une série de nouvelles techniques qu’ils estiment pouvoir régler convenablement la question des fuites. Cependant aucune de ces techniques ne pourra démontrer que nos technologies permettent d’empêcher les dégradations des matériaux dans les moyen et long termes. L’intégrité des puits abandonnés a toujours été et demeurera à jamais une question insoluble. S’il existait des aciers, des coulis, des bétons ayant des durées de vies éternelles, il y aurait longtemps que son inventeur aurait fait connaitre sa recette aux constructeurs de ponts et viaducs et se serait rendu ainsi très riche. Hélas cela n’existe pas et n’existera jamais qu’au pays des licornes.

La réalité est que tous les puits sur terre et en mer se dégradent dans le temps, parfois assez rapidement pour qu’on puisse le constater dès l’étape de l’exploitation. Le plus souvent ce sera longtemps après l’abandon que les signes de leur dégradation se manifestera pas des fuites d’hydrocarbures. L’emploi des meilleures techniques d’obturation pourra allonger de délai de grâce, mais rien ne pourra empêcher les fuites de survenir.

Références

R.J. Davies et al. 2014Oil and gas wells and their integrity. Marine and Petroleum Geology Volume 56, September 2014, Pages 239-254

Riddik et al. 2019. Methane emissions from oil and gas platforms in the North SeaAtmos. Chem. Phys., 19, 9787–9796

Vielstädte et al. 2017. Shallow Gas Migration along Hydrocarbon Wells–An Unconsidered, Anthropogenic Source of Biogenic Methane in the North Sea. Environmental Science and Technology 2017, 51, 17, 10262-10268

Kaiser 2017. Rigless well abandonment remediation in the shallow water U.S. Gulf of Mexico. Journal of Petroleum Science and Engineering. Volume 151, March 2017, Pages 94-115

Vrålstad et al. 2019. Plug & abandonment of offshore wells: Ensuring long-term well integrity and cost-efficiency. Journal of Petroleum Science and Engineering. Volume 173, February 2019, Pages 478-491

Marc Durand, doct-ing en géologie appliquée et géotechnique
Professeur retraité, dépt. sciences de la Terre et de l'atmosphère, Université du Québec à Montréal

jeudi 19 mars 2020

Modifications au RPEP dans la Gazette Officielle du 20 février 2020

La Gazette officielle du Québec a publié un projet de règlement pour la Loi sur la qualité de l’environnement (chapitre Q-2) le 19 février dernier. Il y a une période de 60 jours accordée pour faire parvenir des commentaires sur ce gros texte de presque 200 pages. Une toute petite partie vise le RPEP et les hydrocarbures. C'est cette petite partie que j'ai choisi de commenter.

À l’attention de monsieur Pierre  Baril,
Chantier règlementaire, MELCC
         Objet: Mon commentaire sur GAZETTE OFFICIELLE DU QUÉBEC, 19 février 2020

Mon commentaire se rapporte à l’article 13 page 458, qui réaffirme la volonté du ministre de protéger les entreprises en mettant des obstacles insurmontables dans les tentatives que tout citoyen ou toute municipalité pourrait vouloir entreprendre en lien avec une contamination d’eau et la présence de puits d’hydrocarbures.

extrait de la Gazette Officielle du 20 février 2020
L’article 13 (page 458, dernier paragraphe, ci-dessus) réaffirme ce que contient déjà l’article 130 de la loi 106, à savoir que tout les rapports des travaux (sondage, au forage, complétion, fracturation, etc.) déposés au ministre ne deviennent publics seulement deux ans après la fermeture définitive du puits d'hydrocarbure. J’ai déjà mis en ligne un commentaire à ce propos et il demeure pertinent : 
La transparence : Les informations sur les puits ne deviennent disponibles que deux ans après la fermeture définitive des puits (LSH p.54 a130); ça peut vouloir dire dans une ou deux générations, si l’exploitant choisit de garder son puits actif même quand le débit est devenu bien faible. Une fois construit, fracturé et raccordé, un puits ne coûte plus très cher. C’est l’exploitant qui choisit lui-même le moment le plus opportun pour déclarer la fermeture définitive de son puits. Antérieurement la divulgation publique du rapport de forage était fixée à deux ans après le dépôt du rapport de forage. Ce rapport se fait à la fin de la construction du puits, c'est-à-dire avant qu'il n'entre en exploitation. Ce sera tout un recul côté transparence avec la nouvelle loi ! C’est un immense cadeau pour les exploitants qui sont ainsi mis à l’abri de tout désagrément de voir des poursuites du voisinage. Le petit-fils ou  la petite-fille d'un propriétaire lésé par un puits pourra peut-être avoir alors l'info requise pour penser poursuivre un exploitant pour des dommages causés à son grand-père dans le temps. Mais là aussi la loi 106 fait un immense cadeau aux exploitants: "La poursuite pénale d’une infraction prévue par la présente loi se prescrit par deux ans à compter de la date de la perpétration de l’infraction"(LSH a196 p.67). Si le rapport de forage enfin rendu public vous permet de constater qu'une l'infraction a été faite lors du forage ou lors de la fracturation, alors vous êtes totalement démuni. Seul le gouvernement pourrait poursuivre car lui seul aura les données à temps, mais moi je ne compterais pas trop là-dessus.   Réf.: https://bit.ly/3dcIV0t

Les travaux de forage, de complétion, de fracturation, etc. qu’un exploitant détenteur d’une licence de recherche ou d’exploitation d'hydrocarbures fait dans l'espace souterrain doivent impérativement reconnaitre que ce milieu souterrain appartient au domaine public. L’État, et la collectivité, demeurent en tout temps propriétaires de ce milieu et ces ressources. En conséquence tout les rapports des travaux, qui apportent des modifications à l’état naturel de ce milieu doivent être publics. Ces travaux et modifications au milieu que font les détenteurs de licence temporaire, travaux de fracturation notamment, peuvent avoir des conséquences sur les ressources en eau et affecter les puits des résidents en surface. Le public doit avoir un accès en tout temps aux rapports. Il est intolérable que le gouvernement accorde de façon si évidente contre l’intérêt public ce privilège de secret à l’industrie pétrolière et gazière.

Marc Durand, doct-ing en géologie appliquée et géotechnique
Professeur retraité, dépt. sciences de la Terre et de l'atmosphère, UQAM

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Avec les collègues Marc Brullemens, Richard E. Langelier, Céline Marier et Chantal Savaria, nous avons publié une analyse complète du RPEP:  "Le Règlement sur le prélèvement des eaux et leur protection ou comment sacrifier l’eau potable pour quelques gouttes de pétrole!"

mercredi 11 mars 2020

Mémoire à l'Agence d'évaluation d'impact du Canada


Projet Gazoduq - Les risques technologiques liés à la production du gaz par la fracturation du shale (gisements de roche mère)


Marc Durand,

doct-ing en géologie appliquée et géotechnique



Mars 2020
Résumé

Le projet Gazoduc vise à permettre une expansion dans la production de gaz en facilitant l’ouverture à l’exportation de ce nouveau volume de production. Le gazoduc proposé comme d’ailleurs le projet GNL à l’extrémité du gazoduc, ne peuvent être évalués correctement en faisant abstraction de l’origine de ce gaz. L’expansion de la production de gaz dans l’ouest canadien se fera essentiellement par l’extraction qui emploie la fracturation hydraulique dans des gisements d’hydrocarbures de roche-mère. Le présent document vise à contribuer à une étude environnementale adéquate du projet Gazoduc en analysant cet aspect particulier du dossier. Il est impératif d'inclure cette partie de l'analyse dans l'étude d'impact.

Les risques technologiques existent à toutes les étapes du projet; notre document analyse ceux qui seront le plus souvent oubliés : les risques qui découlent du type bien particulier de production par fracturation hydraulique. On peut parler ici de risques « géologiques », car ils résultent de choix technologiques bien particuliers qui deviennent la norme dans l’exploitation des gisements non conventionnels; ils modifient de façon irréversible la couche géologique visée.

L’exploitation du gaz contenu dans la roche mère (shale, gisements non conventionnels) a fait l’objet de beaucoup d’études qui en examinent bien des aspects divers, mais qui ont toutes un oubli de taille : elles omettent d’examiner un « bug» fondamental de la technique et sans cette technique, l’exploitation serait impossible. Cette question peut être résumée en trois points :
1- L'industrie des hydrocarbures de roche-mère (gaz et pétrole de "schiste" dans le langage courant) n'existe par le seul fait d'une opportunité découlant de l'absence de règles adaptées à l'émergence d'une nouvelle technologie. Les règles existantes ont été conçues pour des gisements conventionnels; elles sont déjà jugées très laxistes quant à la gratuité d'accès à l'eau et à l'atmosphère pour les rejets polluants. Les couts réels de ces impacts n'ont pas été comptabilisés dans les plans d'affaires. Ce qui s'ajoute dans le cas des gisements non conventionnels est la notion d'écrémage: on ne prélève que la portion rentable, soit 10 à 20% dans le cas du gaz de schiste, 1 à 2 % dans le cas du pétrole disséminé dans les shales. Les nouvelles (et encore inconnues) conséquences environnementales de cet écrémage ne sont pas comptabilisées d'aucune façon par les autorités, qui se réfèrent historiquement pour l’essentiel au bilan comptable calqué sur celui présenté par les promoteurs.

2- La fracturation met en branle un processus dont la durée est d'ordre géologique : le débit aux puits de gaz est très élevé la première année ; mais il diminue très rapidement par la suite. La coupure qui marque la fin de la rentabilité dans ces courbes de production se situe à un niveau qui laisse encore en place dans le shale modifié par ces nouvelles fractures, plus de 80% du gaz (et plus de 98% dans le cas du pétrole, que nous ne traiterons pas dans ce texte). Les puits sont bouchés et l'industrie lègue le tout à l'État en fin d'opération après avoir satisfait à quelques règles liées à la fermeture définitive des puits. Le processus géologique de la migration du méthane quant à lui se poursuit pendant un temps incommensurablement plus long que la durée de vie technologique de ces puits bouchés.

3- Les États ont des règles à peu près similaires pour gérer cette transition, des règles laxistes établies à une autre époque: le plan d'affaire des exploitants s'arrête là où arrive la fin du permis d'exploitation. Cette "rentabilité" pour les exploitants amène bien sûr des redevances aux gouvernements; tous semblent donc y trouver leur compte. Les lignes directrices des études d’impact suivent fidèlement le modèle en vigueur. Les questionnements soulevés quant à la durée de vie des puits n'en font pas partie. Les puits sont bouchés puis abandonnés – remis à l’État en fin de vie utile; qu'arrivera-t-il ensuite?
En tant qu'ingénieur, je ne pose que cette seule question très terre-à-terre où deux éléments créent un bug insoluble: d'un côté un shale totalement modifié par la fracturation nouvelle, écrémé de la petite portion des hydrocarbures qui se seront écoulés en quelques années, mais où beaucoup de méthane va néanmoins continuer à migrer vers ces fractures. C’est ce même processus qui a mis 100000 ans ou 10 millions d'années dans la nature à créer les gisements conventionnels. De l’autre côté des puits bouchés en fin de vie commerciale; des puits construits et optimisés pour une fonction première : sortir du gaz pendant une certaine période rentable, puis ensuite transformés sommairement pour la fonction radicalement inverse : empêcher le gaz qui reste dans le massif de shale fracturé de sortir de ces conduits forés au travers de couches antérieurement imperméables.

La première fonction dure quelques années. La seconde fonction devra durer aussi longtemps que le processus géologique enclenché : des durées géologiques où tous les matériaux et les ouvrages auront le temps de se détériorer en totalité. L’industrie n’a jamais voulu considérer cette question : légalement les exploitants ne sont plus concerné après avoir satisfait aux règles en vigueur, celles reliées à la fermeture des puits. Les autorités compétentes n’ont pas compris jusqu’à maintenant la nécessité de remettre en cause le « pattern classique ». Personne ne s’est demandé si on pouvait le transposer face au contexte distinct des gisements de roche mère, sans le remettre en question.

Table des matières
I- L’analyse de la rentabilité d’un projet impliquant le gaz de schiste ..................................p. 1 
II- Les risques technologiques de l’exploitation des hydrocarbures de roche mère .............p. 2 
III- L’impact géomécanique et hydrogéologique de la fracturation .....................................p. 4
IV- Comment utiliser les données des puits conventionnels pour le cas présent ? ..............p. 6 
V- Pourquoi la durée de vie technologique importe : le re-pressurisation des puits...........p. 10
Conclusion..........................................................................................................................p. 14
Références .........................................................................................................................p. 15


I - L’analyse de la rentabilité d’un projet impliquant le gaz de schiste


Tout projet impliquant l’expansion de la production et l’exportation de gaz (par fracturation hydraulique dans la plus grande part) doit prendre en compte ce qui surviendra en toute logique, dans les décennies qui suivront le retour des puits dans le domaine public (étape post fermeture).

La gestion des fuites, les travaux correctifs à faire dans la longue période où ces puits vont commencer à se détériorer mérite d’être examinée avec grand soin. La figure 1 ci dessous présente en diagramme une analyse de la rentabilité. Dans la portion en jaune, il y a l’analyse telle que l’industrie la propose; elle se limite aux seules deux étapes: Exploration et Exploitation:


Fig. 1  La question de la rentabilité – non rentabilité pour la société dans son ensemble.


La rentabilité pour la société dans son ensemble ne peut être analysée sans tenir compte des couts durant l’étape Abandon, laquelle survient après la fermeture (indiqué sur la figure 1). Pour prévoir ces couts il faut une donnée, qu’il est possible d’estimer sommairement à cette étape-ci afin de l’intégrer dans l’analyse : la durée de vie technologique des puits.

Les documents descriptifs du projet Gazoduq mis en ligne sur le site de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada semblent restreindre l’analyse de pertinence aux seules étapes que le promoteur lui-même a choisi de situer dans la présentation de son projet. Le promoteur Gazoduq liste les étapes ce qu’il réalisera successivement. Se limiter aux étapes associées aux activités de l’industrie, c’est cependant se calquer sur une vision très étroite de la réalité : celle par laquelle l’industrie se définit elle-même. Si on peut reconnaitre volontiers que toute industrie, gazoducs et production de gaz de schiste inclus, comporte des risques associés à ses activités, pour les travailleurs sur place notamment, ce n’est pas là que se situent exclusivement les plus grands risques dans le cas de l’industrie des gaz de schiste.

Comment pourrait-on dire, en ce qui concerne les viaducs par exemple, que les risques se situeraient uniquement pendant l’activité de l’industrie, i.e. lors de la construction des viaducs? Une fois en place, tout ouvrage construit par l’homme a une durée de vie technologique. Sans inspection, sans entretien, les puits abandonnés une fois leur fermeture complétée seront soumis encore plus rapidement qu’un viaduc à une dégradation progressive. Les quatre-cinquième du méthane que contenait le shale avant sa fracturation vont remettre en pression les puits quelques années seulement après leur fermeture.

La version provisoire des lignes directrices relatives à l’étude d’impact m’apparait très incomplète, car elle ne semble pas prendre sérieusement en considération tout ce qu’il y a en amont du gazoduc et l’impact de l’expansion de la production de gaz par fracturation hydraulique qui est la raison même derrière ce gazoduc. C’est la raison pour laquelle je traiterai ci-dessous assez peu du gazoduc lui-même, car cet aspect sera amplement couvert par d’autres mémoires. Par contre je vais faire porter mon analyse sur la production du gaz, plus spécifiquement sur cette nouvelle expansion de la production de gaz par des puits implantés dans des gisements non conventionnels.


II - Les risques technologiques de l’exploitation des hydrocarbures de roche mère


Les risques technologiques de cette industrie ne se limitent pas aux seuls évènements qui pourraient survenir en relation avec les opérations des exploitants. Ces risques là, l’industrie les gère avec ses règles internes, qui sont là pour optimiser le bon compromis entre la sécurité des travailleurs, l’environnement immédiat et les couts d’opération.

Les risques technologiques devraient plutôt se définir comme tous les risques qui peuvent survenir suite à une défaillance des ouvrages construits, pendant leur construction, pendant leur opération ainsi qu’après la fin des opérations commerciales de ces installations. Le tableau 1 énumère sommairement l’ensemble des risques. Les plus importants dans le cas de l’exploitation du gaz de schiste sont ceux de la dernière case (3) abandon post fermeture.

Tableau 1 : Comparaison des risques technologiques des deux types d’exploitation
Risques technologiques
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Gisements conventionnels
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Gisements où la fracturation est requise (roche mère ou shale)
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1a) Liés aux opérations de forage
b) liés à l’exploitation
Accidents de chantier, incendies de gaz
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Accidents de chantier, incendies de gaz, accidents liés aux cycles d’injection à haute pression
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2) Liés à la fracturation
(pas de fracturation requise)
-
-Absence de contrôle réel de l’extension des fractures – qui peuvent rejoindre des failles et fractures qui elles-mêmes rejoignent les nappes
– Augmentation de la perméabilité de toute la strate de shale; mise en circulation des fluides (hydrocarbures, eaux salines, etc.)
N.B. La séismicité a été invoquée ici, mais demeure un phénomène exceptionnel.
3) L’abandon post fermeture
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Vieillissement des aciers et coulis de scellement.
Fuites possibles si il y a encore présence de méthane dans les strates
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Vieillissement des aciers et coulis de scellement, aggravé par les cycles de grande pression et par la présence (40 à 60%) résiduelle des fluides de fracturation. Le gaz du shale se remet progressivement en pression en raison de l’écrémage très incomplet des hydrocarbures initialement présents. Fuites massives quasi-certaines après la fin de vie technologique de l’abandon.
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Je prendrai ici le très simple exemple des réservoirs souterrains des stations services : il y a eu certes des risques (gérables) liés à la construction et à l’opération de ces stations services, mais on sait bien mieux maintenant évaluer que le risque le plus couteux est celui des réservoirs souterrains abandonnés et parfois oubliés. Même invisibles depuis la surface, ces vieux réservoirs corrodés, ceux qui ont été abandonnés sans avoir été correctement vidangés, ou ceux qui ont eu des corrosions et des fuites pendant les années de leur opération, créent des problèmes extrêmement couteux à gérer. Les prêteurs hypothécaires bien au fait des couts de traitement incluent maintenant dans leur pratique courante des vérifications de l’état de la contamination des sols avant d’autoriser des transactions sur ces terrains suspects. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il en soit de même avec les terres où se sont implantés des puits de gaz de schiste.

Contrairement à d’autres ouvrages créés par l’homme, un puits foré ne peut pas être démantelé. Le puits et le grand volume de roc modifié par la fracturation, ne peuvent pas être « démantelés ».

C’est impossible d’enlever la présence du puits et de remettre le massif rocheux à l’état antérieur. La restauration d’un site ne se fait qu’en surface de façon cosmétique; on coupe le premier mètre du tubage, mais ce n’est là qu’une infime portion du puits.

III - L’impact géomécanique et hydrogéologique de la fracturation


La très grande majorité des études s’attachent à la fracturation hydraulique. Ce qui sera décrit dans le présent texte s’applique autant à la fracturation hydraulique qu’à toute autre technique de fracturation. L’industrie a développé et développera sans doute des techniques alternatives, mais un fait demeurera toujours incontournable : la roche mère (shale) a une perméabilité naturelle extrêmement faible et cette perméabilité doit absolument être augmentée de plusieurs ordres des grandeur (5 à 6 ordres de grandeur: i.e. la perméabilité après fracturation est augmentée dans le massif d’un facteur entre 100 000 et 1 000 000) pour permettre d’en extraire des hydrocarbures.

La fracturation ne crée des nouveaux vides communicants que très imparfaitement dans le shale; certains volumes ont une perméabilité extrême là même où les fractures existent. Elles sont maintenues ouvertes par les grains de sable (« proppant » fig. 2). Ailleurs dans la masse, la perméabilité d’origine maintient toujours les molécules d’hydrocarbures emprisonnées dans la fine matrice de la roche.


Fig. 2 Mécanisme de migration du gaz dans le shale au voisinage de nouvelles fractures ; vue métrique du shale à la fin de l’exploitation commerciale. N.B. Une version animée de ce diagramme avec commentairesest à ce lien : http://youtu.be/FeJvh7T3-pY et à la minute 6:19 de celui-ci : http://youtu.be/rgupsa48DbM


Dans la masse du roc, mais tout près des nouvelles fractures, le gaz présent migre dès les premiers instants vers les zones ainsi ouvertes artificiellement. Cette « dégazéification » du shale se fait de proche en proche, mais le processus de libération du méthane met des jours, mois, années, siècles ou millénaires en fonction de la distance (mm, cm, dm ou m) qui sépare la molécule de méthane de la fracture la plus rapprochée (illustré fig. 2). La relation de diminution du débit dans ce type de modélisation donne une décroissance de type hyperbolique; le débit zéro surviendra ... à un temps infini.

Il y a actuellement un nombre limité de courbes de déclin avec suffisamment de durée pour conclure à quel type mathématique de déclin on a affaire (illustré fig. 3b). Ces courbes ne montrent pas d’indication que les fractures se referment, car cela mènerait à moyen terme à un débit mesuré sous les valeurs des courbes théoriques. C’est plutôt l’inverse que montrent les données réelles (fig. 4); on obtient dans la réalité des débits qui sont au-dessus de la simple décroissance hyperbolique (droite bleu foncé de la fig. 3b). En bref, cela signifie que bien que commercialement devenus inintéressants, ces débits faibles sont persistants dans le temps, malgré le vieillissement de la fracturation.
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Fig. 3 Courbes de déclin du débit des puits de gaz de schiste Haynesville, (réf. Aeberman, 2010)

Fig. 4 Courbes de déclin de production dans le shale Marcellus (réf. Johnson, 2011)


La baisse rapide de la production des puits est encore assez mal prise en compte dans la frénésie qui fait partie du développement actuel de l’industrie. Les excellents résultats en valeur de débits des nouveaux puits ont favorisé le financement aux USA d’un développement accéléré de la production. Le déclin des puits où la fracturation fournit le gaz (comme le pétrole) se situe entre les 2/3 et 4/5 la première année. C’est très diffèrent des gisements conventionnels où après 10 ans et plus, les puits débitent encore à 80% de leur production initiale. Les hauts débits de la première année ont leurrés bien des investisseurs. Ils pourront être déçus des résultats subséquents.


IV - Comment utiliser les données des puits conventionnels pour le cas présent ?


Il n’y a pas encore vraiment des données sur l’évolution après fermeture et abandon des puits de gaz de schiste, mais il y en a pour des puits forés dans des gisements classiques. Forer sans la fracturation dans des gisements naturellement perméables permet d’extraire un fort pourcentage du gaz présent. Vider le gisement est possible et l’exploiter ne modifie pas fondamentalement le milieu naturel. La figure 5 a et b, compare trois puits : un puits ordinaire (1) qui ne trouve pas de gaz commercialement exploitable et qu’on qualifie de puits « sec » ne pose donc pas trop de risques une fois bouché. Non exploité ne veut pas dire aucune émission de gaz, car le méthane peut exister dans bien des formations géologiques en petites quantités. Mais le volume de massif rocheux affecté (i.e. micro fissuré par les opérations de forage), le volume modifié reste limité, tout comme le risque de générer des fuites après l’abandon du puits.


Fig. 5  Comparaison de l’ampleur du potentiel de génération de fuites de méthane entre trois contextes distincts: a) deux cas de puits sans fracturation b) cas de puits avec fracturation pour gaz de schiste.



C’est un peu la même chose dans un puits qui atteint et qui vide un gisement conventionnel de gaz (cas 2, fig. 5): entre avant et après, le milieu est relativement peu changé, du moins le volume affecté reste de l’ordre de 1000 mde roc.

Par contre dans le cas (3), avant le shale était quasi-imperméable, alors qu’après il y a 50 Mmà 150Mmde roc transformé. Dans ce volume l’exploitation terminée laissera plus de 80% du gaz évoluer dans ce shale nouvellement fracturé. Beaucoup de gaz restant, un très grand volume modifié et un processus de migration d’hydrocarbures amorcé par la fracturation artificielle; c’est là que se situe le potentiel de génération de fuites. Il est considérable dans le cas (3) des puits implantés pour exploiter des hydrocarbures de roche mère. Ce n’est pas du tout comparable comme potentiel à celui des puits d’un gisement classique (2). Malgré tout comme les seules données pour le comportement des puits bouchés se rapportent à ceux des gisements classiques, nous devons nous en contenter pour l’instant et tenir compte de ce qui y a été observé dans des cas de puits de type (2).

Les causes des fuites initiales ont été étudiées et analysées pour et par l’industrie, car cela affecte le rendement de leurs installations; plus rarement s’est-on attaché à regarder le vieillissement de ces structures, une fois qu’on s’en est départies. La figure 6 est tirée d’une étude Schlumberger sur 15000 puits dans des gisements conventionnels (Brufatto, 2003). On constate que la dégradation des structures est rapide : 5% des puits d’âge zéro ont des fuites, cela grimpe à 50% des puits qui ont 15 ans d’âge. On obtiendrait des distributions statistiques semblables si on analysait des viaducs par exemple; le vieillissement des structures d’acier et de béton (ou coulis de ciment – cas des puits) est incontournable. La durée de vie technologique moyenne, celle où on a 50% de probabilité de trouver un état de dégradation rendue au point où l’ouvrage ne peut plus soutenir les charges prévues, représente toujours quelques décennies, rarement plus.


Fig. 6 Étude Schlumberger montrant l’effet du vieillissement sur le potentiel de fuites incontrôlées.

La question à se poser est toute simple : pourquoi penser que les puits seraient-ils éternels? Ne doit-on pas s’attendre à ce que 100% des puits finissent un jour par être dégradés? Si ces puits sont dans les cas 1 et 2 de la figure 5 on s’en inquiètera plus ou moins. Mais si ces puits sont dans le cas 3, si on a affaire à des puits bouchés devant contenir pour des siècles le méthane encore présent et mobile dans des gisements de roche mère, ne devrait-on pas se poser la question de leur durée de vie technologique? Le méthane mentionné ici, n’est pas le seul fluide mobilisable; il y a bien d’autres hydrocarbures, des saumures, etc. L’exploitation par fracturation des gisements d’hydrocarbures de roche mère, pose un risque nouveau d’importance cruciale et de durée illimitée.


V- Pourquoi la durée de vie technologique importe : le re-pressurisation des puits


La forte proportion de gaz qui n’aura pas encore complété sa migration vers les fractures artificielles dans le shale va constituer la cause de la remise en pression des puits dans le temps qui suivra leur fermeture. La courbe de production se poursuivrait après la production commerciale en suivant une décroissance indiquée par la ligne en traits tiretés de la figure 7. Mais comme on fermera le puits en fin de production commerciale, le débit indiqué par la courbe sera confiné par la présence de l’obturation et du scellement du puits. C’est le couvercle mis sur la marmite. Au moment de la fermeture, le débit et la pression sont au plus bas, car on extrayait tout le gaz possible juste avant. Quand on scelle la marmite la pression est minimale, mais elle remontera inexorablement.
Fig. 7 Remise en pression du gaz dans les puits bouchés et abandonnés

Ce ne sont pas les règlements relatifs à la fermeture des puits qui changent cette situation : ils stipulent à peu près tous ceci : « le puits doit être laissé dans un état qui empêche l'écoulement des
liquides ou des gaz hors du puits ». Une règle peu applicable et peu appliquée, car la délivrance du permis de fermeture se fait au moment de la fermeture justement. L’inspection complète (si elle est vraiment complète?) ne s’attache qu’au moment actuel de l’inspection, pas à ce que la structure connaitra comme évolution cinq ans, quinze ans plus tard.

Fig. 7 Remise en pression du gaz dans les puits bouchés et abandonnés.

Comme personne n’a étudié vraiment cette question, on a pas de données expérimentales pour chiffrer avec plus de détails la montée de la pression dans les puits scellés. Ce sont les milieux associés à l’industrie qui orientent les recherche; il n’y a aucun incitatif à analyser ce dont les exploitants sont plus légalement responsables. Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de réponses qu’il ne faut pas poser les questions.

Il faut ajouter que les fractures et les failles peuvent être aussi des chemins pour des fuites. Elles peuvent se situer dans l’emprise de la portion horizontale des puits, mais loin de la tête du puits
en surface. Le rapport du Conseil des académies canadiennes (CAC, 2014) le rappelle à juste titre et recommande que l’inspection des fuites éventuelles ne soit pas limitée aux plateformes des puits, mais couvre toute la zone potentiellement affectée. Ce rapport précise en outre que le suivi d’inspection « will be needed over the anticipated decades-long development periods and over sufficient time scales following well closure ». Cette conclusion est tout à fait en accord avec celle que j’ai formulée dans mon mémoire à la CEÉQ (Durand 2013). Il n’y a rien de cela par contre dans le cadre limité du projet-type qui a servi de canevas à toute la démarche de recherche et d’analyse économique de l’Évaluation Environnementale Stratégique sur le gaz de schiste.

Les composantes du puits, c’est-à-dire les tubages d’acier, le coulis de scellement vont se dégrader dans le temps et perdre progressivement de leurs capacités techniques comme illustré par la ligne rouge de la figure 8. En même temps, la remise en pression du gaz dans les puits va augmenter en fonction du temps (courbe verte, fig.8). Tout ingénieur, même un débutant qui aurait le minimum d’expertise en comportement des ouvrages et en résistance des matériaux, peut prévoir qu’il y aura là fatalement un point de rupture. Il se traduira par la disparition, soit progressive, soit brusque de la capacité des obturations d’empêcher les fluides de fuir par les puits dégradés.

Fig. 8 L’effet du vieillissement sur la capacité technique simultané avec la repressurisation des puits.


Bien sûr il y a des techniques pour réparer les fuites. Les travaux correctifs requis, par exemple la réouverture de puits pour refaire un colmatage pose le problème de la durée de vie technologique de ces réparations elles-mêmes. En effet, si le bouchon initial de béton des puits se retrouve inopérant après 20 ans d’abandon par exemple, l’installation d’un nouveau bouchon est possible,
mais ce nouveau coulis se dégradera à son tour sur une durée de temps du même ordre. « This raises the possibility of needing to monitor wells in perpetuity because, even after leaky older wells are repaired, deterioration of the cement repair itself may occur » (CAC 2014, p.193). Ainsi de suite de 20 ans en 20 ans il y aura à refaire des travaux; c’est ce qui est schématisé par les réparations de réparations (gradients Vert-Rouge) sur la figure 1. Viendra assez rapidement, après quelques cycles, un état de détérioration où toute réparation de réparation-de-réparation-etc. sera devenue impossible.

Ce sera à chaque occasion une opération complexe et a priori très couteuse. L’intervention sur un puits bouché et abandonné depuis des années constitue une opération très délicate, car l’état des tubages, coulis et bouchons de béton à demi détériorés, compliqué par la présence significative de
gaz inflammable, rendra complexe toutes les opérations de réouverture de puits. Dans le cas de la fuite de pétrole et gaz au puits Deep Water Horizon en avril 2010, la multinationale BP a tâtonné et tenté trois solutions inefficaces avant de se résoudre à colmater la fuite en forant à très grand frais deux forages obliques pour aller boucher par injection la zone profonde à l’origine de la fuite. On a dû faire également deux forages obliques pour finalement colmater en 2003 un puits qui fuyait depuis 1916 du gaz et de la saumure (Histoire d'un puits abandonné). Et en fin d’opération, on se retrouve avec trois puits à surveiller, au lieu d’un seul, pour les prochains cycles de vieillissement des structures!
Les travaux de colmatage de fuite dans ce type de cas ont impliqué jusqu’à maintenant des montants bien supérieurs au coût de construction initial du puits. La ligne rouge sur la figure 1 qui porte des symboles ??— donne une idée de l’évolution des couts de gestion de l’ensemble des puits d’un gisement d’hydrocarbures de roche-mère après l’abandon. Ces couts doivent être pris en compte car à l’abandon, il reste encore quatre fois plus de gaz dans la roche- mère que tout le volume commercialement exploité. L’ÉES n’a pas abordé cette analyse car elle ne se situe pas dans les étapes définies dans le projet-type, laquelle ne liste que celles où l’industrie est présente.

Il est assez inquiétant de penser que l’analyse de la pertinence du projet Gazoduq ne prendra en compte que très peu de ce qui se situe en amont du gazoduc et surtout s’en tiendra aux étapes qui intéressent l’industrie et pas celle qui surviendra après et qui sera aux frais de la collectivité; celle où les exploitants ne sont plus là, celle où les puits et les massifs rocheux fracturés qui auront été créés pour alimenter ce gazoduc sont toujours présents. Celle où on aura des frais de gestion de ces risques, durant une période de temps que le rapport CAC 2014 nomme « in perpetuity ».

La perpétuité c’est bien long; j’ai toujours indiqué dans mes analyses que la migration du méthane hors de la masse du shale (montré sur la figure 2) se déroule sur des siècles et millénaires, mais en fait la migration du gaz d’une roche-mère vers un gisement conventionnel s’est produit dans la nature sur une échelle de temps qui se mesure en millions et en dizaines de millions d’années. C’est le même gaz dans le même shale qui doit ici se rendre à la fracture la plus proche; la diminution du débit est hyperbolique (fig. 7). Les fuites de méthane thermogénique par des fractures naturelles, donc très anciennes, sont rares mais il y en a. Les débits de fuite dans ces occurrences géologiques naturelles sont toujours très faibles, car ils se situent sur une partie de l’hyperbole (fig. 7) loin dans le temps après la création de cette fracture ancienne.

La dégradation à moyen et long termes des puits entraine toute une série de questionnements sans réponses mais qu’il faut néanmoins formuler. Il est certain que le sujet est très récent et qu’il y aura certainement des nouvelles études qui en traiteront. Je tiens à citer le très récent document du Conseil des académies canadiennes (CAC, 2014) qui a tenu, de façon sommaire certes, à mentionner l’importance du comportement des puits à long terme parmi les grandes inconnues qui l’incite à recommander la plus grande prudence.


Conclusion

Le débat scientifique autour de la question du gaz de schiste est le parent pauvre parmi tous les autres aspects de ce dossier. On a étudié entre autres l’impact sur les communautés, le partage de la rente, l’impact visuel, la redevance sur l’utilisation de l’eau, etc. Ce qui se passe dans le shale, quand la fracturation amorce le processus de migration des hydrocarbures, ce qui se passe en termes d’effets mécaniques et chimiques (corrosion) sur les parties des puits, bouchons de scellement surtout, en fin de vie commerciale, n’a pratiquement pas été étudié. La rentabilité réelle sur une durée qui dépasse celle de l’activité même de l’industrie sur le terrain, n’a pas non plus été étudiée.

L’implantation de milliers de puits pour rejoindre et fracturer l’ensemble du volume d’un gisement d’hydrocarbure de roche mère, c’est implanter des milliers d’ouvrages qu’il est impossible de démanteler (sauf la tête de puits). La fracturation du shale est une modification irréversible, permanente du substratum. La durée de vie technologique des puits bouchés en fin de production laisse en plan leur gestion par la collectivité, leur réparation, puis réparation de réparation, « in perpetuity » selon les termes de l’étude CAC 2014.

L’analyse comparative des données disponibles celles des gisements conventionnels versus celles des gisements de roche mère mène à une évidence : les risques technologiques dans les nouvelles formes d’exploitation du gaz vont être beaucoup plus intenses et beaucoup plus étendus dans le temps comme dans l’espace. L’étude la moindrement sommaire des couts et des impacts des fuites prévisibles, pendant et longtemps après l’exploitation des hydrocarbures de roche mère, pourrait démontrer à coup sûr la non rentabilité ainsi que l’absurdité de cette forme d’expansion de l’industrie des hydrocarbures produits par fracturation hydraulique.

Le sujet est très nouveau, les données scientifiques et les publications sur les puits abandonnées sont rares même pour les puits conventionnels et sont encore à venir pour les batteries de puits dans les shale fracturés. Ma conclusion personnelle à toute cette recherche est qu’il y a de grandes zones d’ombre dans l’analyse des risques technologiques, mais que jusqu’à maintenant on s’est limité à examiner seulement les secteurs éclairés, ceux où l’industrie pointe la lampe...

Références
Aeberman, 2010. Shale Gas-Abundance or Mirage? Why The Marcellus Shale Will Disappoint Expectations The Oil Drum http://www.theoildrum.com/node/7075
Brufatto et al 2003. From Mud to Cement—Building GasWells, Oilfield Review Sept 2003, pp 62-76. Oilfield Review Autumn 2003 - From Mud to Cement Oilfield Review Autumn 2003 - From Mud to Cement ...pdfs.semanticscholar.org › ...
Canada 2014. Règlement sur le forage et l’exploitation des puits de pétrole et de gaz au Canada
http://lois-laws.justice.gc.ca/fra/reglements/C.R.C.,_ch._1517/TexteComplet.html
Conseil des académies canadiennes (CAC) 2014. Incidences environnementales liées à l’extraction du gaz de schiste au Canada, 266p. Rapport Complet
 Durand, 2012. Les dangers potentiels de l’Exploitation des Gaz et Huiles de schiste - Analyse des aspects géologiques et géotechniques. Rapport final du Colloque du Conseil régional Île-de- France, 7 février 2012, Paris, pp.173-185.
Durand, 2013. Les hypothétiques gisements d’hydrocarbures non conventionnels au Québec, mémoire déposé à la Commission sur les enjeux énergétiques http://www.mern.gouv.qc.ca/energie/politique/memoires/20130822-Marc_Durand_Mtl.pdf
Johnson D W. 2011. Marcellus Shale Gas, présentation Enerplus Corp. http://www.enerplus.com/files/pdf/presentations/MarcellusShaleGasFINAL.pdf

Mémoire soumis à l’Agence d’évaluation d’impact du Canada le 23 février 2020