mardi 24 mars 2020

Consultation sur un projet de règlement - forages exploratoires extracôtiers

Consultation sur le document de travail sur un projet de règlement ministériel visant à désigner le forage exploratoire extracôtier à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador aux fins d’exclusion en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact.
à
L’Agence d’évaluation d’impact du Canada

Je tiens à soumettre un court mémoire pour réagir à une affirmation biaisée dans le document de présentation du projet de règlement. Ce qu’on peut y lire constitue une prise de position sans nuances et très partiale en faveur de l’industrie pétrolière :

« les effets du forage exploratoire extracôtier pétrolier et gazier sont bien connus, entraînent des perturbations mineures, localisées et temporaires, et ne sont pas susceptible d’être importants si des mesures d’atténuation normalisées sont mises en place »

En tant qu’expert dans le domaine de la géotechnique, ayant été professeur- chercheur en géologie appliquée pendant vingt-cinq ans au département des Sciences de la terre*, où j’ai en plus dirigé les programmes de doctorat et de maîtrise en géologie, j’ai été appelé en enseignement et en recherche à analyser bien des problématiques où les forages et l’environnement interfèrent. Je dois ajouter que je n’ai jamais eu de lien d’emploi, ou d’intérêt, avec l’industrie des hydrocarbures. J’expose donc dans ce document une opinion d’expert totalement indépendant. Mon point de vue est bien distinct de celui des ingénieurs géologues qui ont toujours fait carrière au sein de cette industrie et qui peuvent être portés à adhérer aux mêmes concepts établis.

Depuis 2010, j’ai consacré des milliers d’heures à la question des fuites des puits d’hydrocarbures. C’était principalement en lien direct avec les projets de développement de puits d’hydrocarbures au Québec (shale d’Utica, Macasty à Anticosti, forages pétroliers en Gaspésie et dans le Golfe du St-Laurent). Bien évidemment j’ai analysé de nombreuses références dans un secteur plus vaste que les trois régions que je cite.

Il y a partout une problématique importante qui est le plus souvent passée sous silence : c’est la question du devenir des puits après l’étape de la production. Comme tout ouvrage ou toute structure d’acier et de béton, le vieillissement, la détérioration surviennent inévitablement. Or les règles usuelles pour la constructions et l’opération des ces structures temporaires que sont les puits d’exploration, comme aussi les puits d’exploitation, ne se concentrent que sur les étapes de l’activité de l’industrie. Par définition quand l’ouvrage ne sert plus, il est plus l’objet d’activité; on l’oublie tout simplement dans l’environnement une fois qu’on l’a fermé et obturé.

L’affirmation en italique que j’ai placé au début de ce texte reflète bien la vision et les pratiques courantes de l’industrie pétrolière : celles qui se limitent aux activités quand l’industrie est sur le site. Ils se rassurent des « meilleures pratiques » quant à la sécurité, à l’environnement et à la rentabilité des opérations. On minimise l’impact des incidents par la normalisation de mesures d’atténuation. Elles sont certes utiles aux étapes que l’industrie garde dans son champ de vision (les étapes où elle opère sur le terrain). Mais c’est très incomplet, car cette vision oublie totalement le devenir des forages et des puits une fois les étapes d’activité terminées. L’affirmation « perturbations mineures, localisées et temporaires » est totalement fausse hors de ce contexte étroit.

Un forage, un puits ne « disparaît pas ». Le trou foré, les tubages mis en place sur des centaines, parfois quelques milliers de mètres, demeurent éternellement dans le milieu souterrain. Les scellements des forages d’exploration et des puits ont une durée de vie technique mal évaluée encore, mais une durée de vie qui ne peut être éternelle. Tous les ouvrages construits ont une durée de vie technique limitée dans le temps. C’est le cas pour les ouvrages d’utilités publiques comme les viaducs, les ponts, etc. qui subissent pourtant une inspection constante et des entretiens périodiques; malgré tout après un certain nombre de décennies, ils ne sont plus aptes à remplir leur fonction première et on doit les démanteler. La durée de vie technique est encore plus limitée dans le temps pour les ouvrages qu’on abandonne en fin de vie utile, comme les puits et les forages d’exploration. Dans ces cas-là après l’obturation de la tête du trou de forage, il n’y a plus aucune possibilité d’intervention pour faire une auscultation profonde, encore moins une réparation. En réalité dans le monde des puits abandonnés en mer, il n’y a même pas de réel programme systématique de détection des fuites de gaz. C’est seulement récemment qu’on a vu apparaitre quelques études sporadiques.

Dans l’inventaire présenté par Davies, tant pour les puits onshore que offshore, ils ont trouvé qu’entre 1,9% et 75% des puits ont des fuites. C’est moins bien inventorié pour les puits offshore, mais là les taux de puits fuyants sont 43% (Golfe du Mexique), 38%, 25% et 20% (trois études en Norvège), 10% en GB pour ne citer que quelques exemples tirées de son tableau 3. Les impacts des puits en mer sont nettement sous-estimés quand on se limite aux données fournies par les exploitants (Riddik 2019) pendant qu’ils les exploitent. Les puits abandonnés dans les fonds marins laissent entrevoir une situation bien pire encore (https://cbsn.ws/33FN4G4).

Des fuites considérables de méthane peuvent se produire le long des forages sans nécessairement provenir de l’horizon ciblé, car le gaz contenu dans des strates moins profondes réussi à remonter à la surface à cause des forages; Vielstädte et al. 2017 ont estimé à 17kt/an ce méthane qui fuit en mer du Nord. Quant aux puits abandonnés, Kaiser 2017 note qu’il n’y avait aucune étude des 11000 puits abandonnés entre 2004 et 2015 dans le Golfe du Mexique.

Vrålstad et al. 2019 indiquent que ce n’est que récemment à la suite de l’accident du puits Macondo en 2010 qu’on a commencé à réviser un peu la problématique de l’obturation des puits; ils proposent toute une série de nouvelles techniques qu’ils estiment pouvoir régler convenablement la question des fuites. Cependant aucune de ces techniques ne pourra démontrer que nos technologies permettent d’empêcher les dégradations des matériaux dans les moyen et long termes. L’intégrité des puits abandonnés a toujours été et demeurera à jamais une question insoluble. S’il existait des aciers, des coulis, des bétons ayant des durées de vies éternelles, il y aurait longtemps que son inventeur aurait fait connaitre sa recette aux constructeurs de ponts et viaducs et se serait rendu ainsi très riche. Hélas cela n’existe pas et n’existera jamais qu’au pays des licornes.

La réalité est que tous les puits sur terre et en mer se dégradent dans le temps, parfois assez rapidement pour qu’on puisse le constater dès l’étape de l’exploitation. Le plus souvent ce sera longtemps après l’abandon que les signes de leur dégradation se manifestera pas des fuites d’hydrocarbures. L’emploi des meilleures techniques d’obturation pourra allonger de délai de grâce, mais rien ne pourra empêcher les fuites de survenir.

Références

R.J. Davies et al. 2014Oil and gas wells and their integrity. Marine and Petroleum Geology Volume 56, September 2014, Pages 239-254

Riddik et al. 2019. Methane emissions from oil and gas platforms in the North SeaAtmos. Chem. Phys., 19, 9787–9796

Vielstädte et al. 2017. Shallow Gas Migration along Hydrocarbon Wells–An Unconsidered, Anthropogenic Source of Biogenic Methane in the North Sea. Environmental Science and Technology 2017, 51, 17, 10262-10268

Kaiser 2017. Rigless well abandonment remediation in the shallow water U.S. Gulf of Mexico. Journal of Petroleum Science and Engineering. Volume 151, March 2017, Pages 94-115

Vrålstad et al. 2019. Plug & abandonment of offshore wells: Ensuring long-term well integrity and cost-efficiency. Journal of Petroleum Science and Engineering. Volume 173, February 2019, Pages 478-491

Marc Durand, doct-ing en géologie appliquée et géotechnique
Professeur retraité, dépt. sciences de la Terre et de l'atmosphère, Université du Québec à Montréal

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