lundi 1 décembre 2014

L'impact prévisible de l'exploitation éventuelle des roches mères sur les ressources en eau au Sahara septentrional

Dans ce billet de décembre 2014, je me permets de commenter un rapport du BAD (Banque Africaine de Développement) qui traite du sujet bien d'actualité en Algérie: Le gaz de schiste et ses implications pour l'Afrique et la Banque Africaine de Développement.

Le rapport contient des tableaux de données et des estimés qui sont essentiellement basés sur des études du bureau américain EIA (Energy Information Administration) de 2011 et 2012. Elles ont été reprises dans un texte de la firme Ernst and Young 2012 intitulé Natural Gas in Africa. Ces analyses reflètent une vision d’économistes et pas nécessairement celle de géologues et encore moins d’ingénieurs. En faisant ainsi un survol de données compilées par l’agence américaine (EIA*), le rapport de la Banque Africaine de Développement tente d’analyser dans le contexte africain la signification éventuelle des quantités de gaz estimées en place pour les économies des divers pays d’Afrique.

À juste titre, ce rapport énumère les problèmes liés à l’étape de l’exploration et de l’exploitation : la question des grandes quantités d’eau requises pour la fracturation dans le contexte fort différent en Afrique du Nord où la ressource en eau est cruciale pour bien d’autres aspects de l’économie, pour l'agriculture notamment. La question des risques de pollution des ressources en eau y est analysée sommairement, de façon incomplète, car ce rapport traite de quelques risques (1 à 5 ci-dessous) avec un point de vue et avec des arguments parfois très proches de ceux que l'industrie véhicule aux USA. Cette "vision" appliquée en Afrique du Nord y serait absolument catastrophique. Nous expliquerons pourquoi dans cette analyse.

Les risques analysés dans le rapport BAD:
1- Déversements accidentels en surface de produits chimiques et d’eau de reflux. 

2- Fuites au travers de la colonne de ciment des puits; le BAD précise « Ce risque peut être atténué en suivant les meilleures pratiques dans le domaine de la conception et de la construction de puits et en veillant notamment à ce que l’étanchéité en ciment soit réalisée correctement ». On a dit cela au Canada, aux USA aussi, et pourtant les fuites sont omniprésentes, même dans les puits les plus récents. Ce que l'industrie se donne comme les meilleures pratiques ne permet absolument pas d'empêcher les fuites de se produire; elles sont même inévitables à moyen et long termes dans les puits vieillissants.

3- Fuite dans le roc fracturé vers les nappes; là aussi le rapport reprend un énoncé omniprésent dans les documents des promoteurs: « Ce risque est en général peu probable car les couches de schiste se trouvent souvent à des profondeurs de 1000 à 3000 mètres »  et plus loin une autre affirmation du même type: « une bonne connaissance de la géologie locale permet de détecter les endroits où l’étanchéité de la roche n’est pas parfaite ». Il est impossible de connaître avec tout le détail requis l'ensemble des failles et des fractures qui constituent sous terre des ensembles complexes affectant l'étanchéité du roc. On cartographie surtout les grandes failles reconnues en surface; en profondeur les relevés sismiques ne peuvent que donner une image très simplifiée du substratum, jamais le détail des fractures individuelles. Les deux affirmations que j'ai cité ici en italiques sont fausses.

4- Déversement d’eau polluée dans les eaux souterraines. « Ce risque est potentiellement le plus grave, mais il peut aussi être facilement règlementé » dit le BAD.  L’effet d’une règlementation ferait disparaitre le risque? C’est de la pensée magique! Les risques ne disparaissent pas ainsi et l’application d’une règlementation visant ce qui se passe en termes d’écoulement souterrain est en pratique impossible à mettre en oeuvre, car les moyens requis pour l’inspection et le suivi des écoulements souterrains seraient si considérables qu’ils ne sont jamais mis en œuvre, même dans des pays riches comme les USA et le Canada.

5- On traite aussi du risque sismique, lequel n’est pas vraiment lié à la fracturation hydraulique en tant que tel; c’est un risque qui existe pour une activité périphérique de cette industrie, celle de la disposition des eaux de fracturation par l’injection profonde dans le substratum.

Omission de taille
Le rapport du BAD comporte une omission de taille: ce qu'il adviendra des puits et du schiste fracturé une fois passée la courte période de l'exploitation. Le processus de migration du gaz va se poursuivre bien après. La cimentation des puits va se dégrader dans le temps; cela va mener à des fuites qui vont avoir un impact permanent sur les nappes et l'atmosphère. Nous avons analysé les mécanismes et les conséquences de cette dégradation dans le billet du mois de novembre.

Le contexte très particulier des ressources en eau d’Afrique du Nord rend très problématique l’exploitation éventuelle des hydrocarbures de roche mère, car cela menace de façon directe une ressource bien plus importante, celle des nappes souterraines. La figure ci-dessous donne une vue oblique des nappes du Sahara septentrional; on y retrouve deux regroupements de couches  aquifères désignées ainsi : CT (Complexe Terminal)  et CI (Continental Intercalaire). Ce système hydrogéologique est bien documenté et décrit avec précision dans le rapport Système aquifère du Sahara septentrional, SASS/OSS, 2012.






Figure 1  Vue oblique de trois bassins de roche mère (gaz et pétrole) au pourtour des aquifères du Sahara septentrional (image reprise en plus haute résolution dans l'annexe plus bas).



Nous avons ajouté sur la figure 1 trois bassins considérés comme des sources éventuelles de gaz et de pétrole de schiste (hydrocarbures de roche mère): le bassin Timimoun dans l’ouest de l’Algérie, le bassin Mouydir au centre et le grand bassin Ghadames/Berkine qui couvre l’est de l’Algérie, le sud de la Tunisie ainsi que l’ouest de la Libye. Les données des bassins contenant des shales (ou roche mère pour le gaz et pétrole de schiste) sont  tirées de la référence EIA/ARI 2013. Un tableau des paramètres des bassins Ghadames, Mouydir et Timimoun est donné en annexe au bas de ce texte.


Il y a d’autres bassins d’hydrocarbures, mais nous avons dessinés le contour de ces trois là, car ils sont susceptibles d'interférer directement avec le grand système aquifère du Sahara septentrional; ils existent juste en dessous des points de captages d’eau, tant des nappes du CT (en rouge sur la figure 1) que des nappes du CI (en bleu sur la figure 1). 

Ces ressources en eau ont été sollicitées de façon intensive depuis 1970 (fig. 2), ce qui a eu comme conséquence un abaissement des niveaux piézométriques; « L’accroissement des volumes pompés et le développement de l’agriculture saharienne se répercutent au niveau de ces nappes sahariennes sous forme du tarissement des sources et de l’affaiblissement de l’artésianisme. Cette exploitation croissante est susceptible d’entraîner à long terme, dans les zones vulnérables, des changements dans la qualité de l’eau » Système aquifère du Sahara septentrional,  SASS/OSS, oct.2012,  284 p.

Figure 2  L'augmentation des prélèvements d'eau globaux dans les nappes du CI et du CT (tiré de SASS/OSS 2012).

L’âge de ces eaux varie de 18000 à 40 000 ans pour le CI et entre 3 500 et 25 000 ans pour le CT ce qui indique que ces réserves d’eau localisée dans les nappes captives se sont constituées à une époque ancienne (Quaternaire) où le climat était très différent et la plus pluviométrie bien plus prononcée. Les prélèvements d'eau, spécialement ceux des dernières décennies se font dans les réserves géologiques d'eau souterraine, ce qui signifie que les niveaux des nappes baissent en conséquence de ces prélèvements. La ressource en eau se fait de plus en plus rare et la qualité de l'eau risque aussi d'être affectée; en effet, un abaissement du niveau piézométrique favorise les intrusions des eaux plus minéralisées des formations géologiques sous-jacentes.

Dans le cas où on irait forer des milliers de puits pour l'exploitation des gaz et pétroles contenus dans la roche mère, on irait à coup sûr aggraver de façon très significative la situation déjà précaire des nappes d'eau douce. Même en supposant qu'on épargnerait ces nappes pour fournir les énormes quantités d'eau requises pour la fracturation hydraulique (~20 000 000 litres/puits), ces milliers de conduits (les forages illustrés sur la figure 3 et 4) vont constituer de façon permanente des voies de communication qui permettront la migration des divers contaminants vers les aquifères. Par exemple pour exploiter 10 000 Km2 de roche mère (schiste ou "shale"), il faut 20 000 à 30 000 puits; ils sont généralement regroupés en six, huit ou même dix puits par plateformes, comme dans l'exemple donné à la figure 3.



Figure 3  L'exploitation d'une couche de roche mère (shale ou schiste contenant des hydrocarbures disséminés dans la masse) se fait par la juxtaposition de milliers de forages pour la fracturation en continu de la couche ciblée.

Les promoteurs de l'exploitation du pétrole et gaz de schiste (je préfère employer "hydrocarbures de roche mère) avancent toujours l'argument qu'il y a 1000 ou 2000 mètres de couches "imperméables" entre le bas des aquifères et les couches de roche mère du pétrole et du gaz. La présence de ces couches constituerait une barrière naturelle éliminant tout contact hydraulique entre les deux. C'est en partie vrai dans les conditions naturelles, mais cela devient totalement faux dans les conditions perverties par la fracturation artificielle de milliers de Km2 ainsi que par l'implantation de milliers de conduits qui traversent les couches tampons: figure 4 ci-dessous:


Figure 4  La contamination des nappes du CI et du CT en raison de la présence des milliers de conduits nouveaux. Vue souterraine modélisée avec des regroupements de six puits par plateforme,  en enlevant le roc sous la surface pour permettre une vue des puits en 3D. Ces diverses strates de roc sont listées dans l'ordre de leur superposition dans la colonne stratigraphique à gauche sur la figure; la roche-mère ciblée pour une exploitation par fracturation hydraulique est celle encadrée dans le Silurien.


La cimentation des puits, même les plus récents, est toujours le maillon faible de cette technologie. C'est un problème omniprésent et récurrent. Le vieillissement des puits une fois arrivés en fin de production et abandonnés, amène ces cimentations à se dégrader. Chacun des puits devient à moyen et long termes un conduit hydraulique entre les couches profondes, celles qu'on a fracturées de façon massive et étendue, et les couches aquifères plus près de la surface. Quand on se retrouve avec des milliers de ces conduits, la nature de la barrière que constituaient les strates intermédiaires ne compte plus beaucoup. On met en péril la ressource hydrique et le reste de l'économie de tout un pays.

 Les analyses plus récentes mettent fortement en doute les valeurs annoncées par l’EIA, car elles indiquent que la production réelle des sept champs producteurs aux USA sont très inférieures aux valeurs annoncées par l’EIA (http://www.globalresearch.ca/the-uncertain-future-of-shale-gas-report-casts-doubt-on-us-hydraulic-fracking-production-numbers/5410981).



Références

Système aquifère du Sahara septentrional,  SASS/OSS, oct. 2012,  284 p.

EIA/ARI World Shale Gas and Shale Oil Resources Assessment June 2013AIA/ARI World Shale U.S. Energy Information Administration U.S. Department of Energy, pp. XV 1-28 (Algérie), pp. XVI 1-10 (Tunisie) et pp. XVII 1-26 (Libye).

Ernst and Young. 2012, African oil and gas:driving sustainable growth
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Tableau des paramètres des bassins Ghadames/Berkine, Timimoun et Mouydir pour le gaz de schiste (adapté de EIA/ARI 2013)




Figure 1 reprise en taille originale ci-dessous:


Ajoutons un petit commentaire tout à fait anecdotique: la couverture du rapport de la Banque Africaine de Développement est illustrée avec l'image ci-contre   ---------------------------------------------------->
On y voit un puits de gaz de schiste et la fracturation du roc dans la partie horizontale du forage. C'est à l'évidence un schéma très simplifié, un logo presque; je conçois très bien que ce choix d'icône soit simplifié à l'extrême et ce n'est pas là ce que je trouve à redire. 
Par contre, on a choisi dans ce schéma de brancher le conduit d'extraction du gaz au sommet d'un derrick!
Tout ceux qui ont la moindre expertise vous diront que le derrick sert au début lors des opérations de forage. Il n'est plus du tout en place quand on est arrivé à l'étape de raccordement du puits au gazoduc; cela se fait au sol à la tête du puits. Certainement pas au sommet de la tour d'un derrick! Même dans le cas d'un schéma, l'erreur est flagrante et cela jette un doute sur l'expertise pratique des auteurs du rapport.

mercredi 5 novembre 2014

La campagne de forages 2014 à Anticosti - un bilan sommaire

Selon un communiqué* de Pétrolia, la campagne de dix-huit forages initialement prévus pour 2014 se solde par un bilan de seulement quatre forages réalisés, plus quelques autres à divers degrés d'achèvement. Le programme a pris du retard au départ et a aussi rencontré son lot de pépins additionnels. Travaux de forage terminés pour l'année à Anticosti 

À l'annonce de la création du consortium Hydrocarbures Anticosti, le gouvernement prévoyait de plus un deuxième volet en y réservant 45M$ pour la partie sud de l'Île, celle des permis détenus par Junex. Junex avait jusqu'au 31 octobre 2014 pour trouver un partenaire, comme l'a fait Pétolia. Ce deuxième volet aurait normalement permis d'ajouter huit à dix forages d'exploration pour la partie sud. Or, Junex annonce qu'il s'abstiendront de démarrer leur volet à Anticosti n'ayant apparemment réussi a dénicher un partenaire pour l'aventure.

Quatre forages complétés (éventuellement cinq avec un autre en cours) ne permettront surement pas de mettre en branle en 2015 la phase 2 initialement annoncée: celle de forer trois puits avec extension horizontale et fracturation. On prévoyait aussi qu'un ou deux autres puits avec fracturation pour la portion Junex au sud. Les forages 2014 présentent un trop maigre bilan pour permettre l'analyse que le gouvernement souhaitait faire d'ici le printemps 2015 avant de donner le feu vert pour la réalisation la phase 2, celle qui implique la fracturation.







Comme on peut le constater sur la figure ci-dessus, la mise en oeuvre de la fracturation demeure une question très problématique  à Anticosti, spécialement pour la partie détenue par le consortium Hydrocarbures Anticosti financé par le gouvernement du Québec. Les forages de cet été et ceux qui seront réalisés l'an prochain pour compléter le programme entrepris ne changeront rien à cette situation. La profondeur du shale Macasty est connue et cartographiée avec les nombreux relevés sismiques et les 22 forages réalisés de 1963 à 2012; cette donnée sera peut-être rendue plus précise par l'ajout des quatre derniers forages, mais la position du shale changera pas fondamentalement. Le "bug" illustré par la figure ci-dessus, demeurera toujours en place.















Les quatre forages complétés que mentionne le communiqué ont recoupé des épaisseurs de 60m,  67,5m,  30m  et 13m respectivement. À une exception près, ces données sont conformes à ce que donnait déjà la carte des épaisseurs du shale; elles étaient déjà compilées dans l'étude Sproule 2011. L'exception est le forage du Lac-Martin où le Macasty ne ferait que 30 m d'épaisseur, soit moins épais que ce que laissait entrevoir la modélisation de 2011.

communiqué de Pétrolia, 3 nov.2014

Note sur l'appellation "sondage stratigraphique".

Sur le site du gouvernement du Québec Exploration à Anticosti, on donne ci-contre la définition officielle de la nouvelle appellation créé pour désigner les forages réalisés par Pétrolia et plus récemment Hydrocarbures Anticosti; un sondage est donc simplement une opération pour recueillir des données. Pour comprendre la raison de cette appellation, il est bon de faire un rappel de quelques dates de 2014:
13 mars 2014: Le CQDE dépose une requête en jugement déclaratoire impliquant Junex, Pétrolia, MDDEFP, pour travaux de forages d'exploration d'hydrocarbures faits ou prévus sans permis.

9 juin: arrêté ministériel pour forages à Anticosti 15 jours avant la date prévue pour l'audition de la requête du CQDE. L'arrêté crée une nouvelle appellation "sondage stratigraphique", ce qui contre la requête du CQDE qui visait les opération de forages.


fin juillet: publication du Règlement sur le Prélèvement des Eaux et leur Protection qui définit (art 33 à 36) le "sondage stratigraphique"(RPEP, une analyse).




4 novembre: Pétrolia annonce la fin de la campagne de forages 2014 à Anticosti.

Le gouvernement, à la fois juge et parti puisque le MDDEFP était impliqué dans la requête du 13 mars, a choisi cette année à deux reprises* d'ajuster sa juridiction en fonction des impératifs de la poursuite de travaux de forage. Les fonctionnaires ont réalisé un minutieux travail pour expurger le mot "forage" d'une foule de documents concernant Anticosti. Même trois forages fait en 2012 par Pétrolia à Anticosti ont vu leur description rajustée dans la banque des données de forage du MERN. Toutes les fiches d'inspection du MDDELCC à Anticosti ne mentionnent jamais que les inspecteurs vont inspecter des sites de forage; on n'y parle pas des foreuses, des foreurs rencontrés, etc. Cette situation tout à fait incongrue ne concerne évidemment que la langue française. Les textes et les nouvelles en anglais continuent d'appeler une tour de forage drilling rig, Pétrolia dans ses communiqués anglais parle bien de "four-well drilling campaign", on a affiché des postes de "drilling Supervisor", etc.

Nous continuerons donc ici dans ces textes à nommer un chat "un chat". Désolé pour les compagnies sondage CROP ou Léger, elles ne peuvent obtenir les lucratifs contrats de sondage  à Anticosti; le roc demande et demandera toujours qu'on y fasse des forages  pour obtenir des échantillons à étudier, et ce sont des compagnies de forage qui exécutent ces contrats.
Lors de déclarations publiques, les fonctionnaires, ministres ont une consigne très stricte de n'utiliser que l'expression "sondages stratigraphiques" dans leur propos sur Anticosti. Cependant le premier ministre Philippe Couillard, pour une fois, a lui aussi appelé un chat "un chat". On l'en félicite:
« Prenez Anticosti qui a été démarré malheureusement [...] par l'ancien gouvernement [...]. On va avoir un rapport là-dessus. Là on a permis les explorations par forage. La prochaine phase d'exploration avec de la fracturation hydraulique, ça, c'est une autre question. Alors il y a une évaluation spécifique en cours, on va la regarder attentivement, et il n'est pas certain que cette exploration pourra se continuer. On prendra la décision à ce moment-là.» .Le premier ministre répond aux questions des Années lumière, dimanche 19 avril 2015

* L'autre ajustement de texte de règlement concerne la "norme" des 400 m

samedi 1 novembre 2014

Les fuites des puits de gaz de schiste VS celles des puits conventionnels

Préambule: Ce troisième d'une série de trois textes sur les fuites dans les puits abandonnés vous paraîtra peut-être un peu plus technique que les deux premiers (septembre et octobre); n'en soyez pas trop rebutés malgré tout. Les données sur les puits classiques sont abondantes, alors que celles sur le sujet des nouveaux puits sont inexistantes, de sorte que le sujet est traité ici avec une approche analytique et plus théorique qui tend à prédire ce qui selon toute vraisemblance sera observable dans dix ou quinze ans. En attendant, c'est par une analyse fine plus théorique qu'on peut tirer certaines conclusions.

Pour l’étape qui suit l’abandon, il y a une énorme différence entre un puits classique, sans fracturation et un puits dans lequel on fait de la fracturation: une différence dans la quantité de gaz à effet de serre que ces puits vont émettre, ainsi que dans la durée de ces émissions. Il y a en ce moment (2014) une infime proportion (<1%) des puits abandonnés qui sont des puits d’extraction forés dans le shale et qui ont été exploités par la fracturation, mais déjà on commence à rapporter des cas de  « super-emitters »NASA.  - Thèse M.Quang 2014, - TheTyee juin 2014.


C’est tout à fait conforme à ce que j’écris depuis quatre ans : les puits de pétrole et gaz de schiste ne font qu’un prélèvement très partiel (1 à 2% du pétrole,  15 à 20% pour le gaz) des hydrocarbures en place. Le processus de migration des hydrocarbures amorcé par la fracturation d’immenses volumes (50-150Mm3/puits) de roche mère se poursuivra sur des temps géologiques, incommensurablement plus longs que la durée de vie technologique des puits bouchés. Quand l’étape actuelle d’exploitation commerciale (dans laquelle la très grande majorité des puits se situent encore) prendra fin, ces puits abandonnés vont devenir de très importants émetteurs de méthane. Ils seront des conduits pour bien d’autres composés nocifs, tant vers les nappes phréatiques que vers l’atmosphère.


Pourquoi seront-ils des émetteurs de gaz à effet de serre plus significatifs?

Nous avons analysé le mois passé les causes des fuites des puits abandonnés, essentiellement des puits classiques. Rappelons qu’il y a toujours deux éléments qui doivent être présents pour qu’il y ait fuite : des voies de circulation + des sources de méthane.

1 - Voies de circulation : les espaces roc-tubage, les ciments détériorés et les aciers corrodés, avec parfois des circulations naturelles préexistantes par des failles et des fractures perméables.

2 – Source de méthane et autres fluides plus nocifs: la présence de gaz et des autres hydrocarbures dans les strates que le forage a recoupé, ainsi que la présence de ces mêmes fluides dans la strate que le forage aura ciblée et fracturée.

Les opérations de forage conventionnel d’exploration (fig.1a) et celles d'un forage qui a atteint un gisement conventionnel (fig.1b) créent un petit réseau de fissures liées à l’action mécanique de forage. C’est souvent limité à un diamètre de moins de un mètre dans le roc qui entoure ce forage. On peut donc estimer sommairement que pour un puits foré sur 1000m, on a créé des perturbations dans un volume de l’ordre de 1000m3.

Figure 1  Forages (a) d'exploration  ou (b) d'exploitation dans un gisement conventionnel.

Si le puits a trouvé sur son passage une zone poreuse contenant du gaz, ce puits devient productif et le gaz est exploité sans avoir recours à la fracturation, car la strate ou la zone qui constitue le gisement est naturellement perméable. Ce forage (fig.1b) est un puits d'exploitation conventionnel qui modifie peu le roc; il permet simplement de capter les hydrocarbures qui se sont accumulés dans une strate naturellement poreuse et perméable. On peut là aussi estimer que les opérations de forage ont modifié environ 1000m3 de roc.

Ce conduit, qui perce la succession de strates, devient durant les années qui suivent l’abandon un conduit de plus en plus ouvert par les divers chemins que présentent la dégradation des coulis de ciment et des aciers des tubages. Le gaz présent dans diverses strates trouve un exutoire par ce conduit. Par exemple dans les Basses-terres du St-Laurent, bien des puits ont traversé les strates du groupe de Lorraine, de l’Utica et même du Trenton; il y a la présence de méthane dans plusieurs horizons. Ce gaz est en pression et il est bien plus léger que l’eau, même plus léger que l’air. Il cherche à remonter la moindre voie de circulation qui s’offre à son passage.

Un gisement naturel formé soit de roc poreux et perméable, soit d’un réseau ouvert de perméabilité de fractures naturelles, soit même la combinaison des deux, va toujours contenir encore un peu d’hydrocarbures au moment où l’exploitant aura décidé de fermer son puits rendu à un débit de production inintéressant. Il dira que son puits est « vide », le bouchera et l’abandonnera après avoir remblayé le terrain. Donc dans ce cas (b)  comme dans celui d’un puits ayant recoupé des strates contenant un peu de gaz, mais qui est demeuré un puits d’exploration (a) jamais mis en production, nous avons les deux conditions : présence de gaz et une voie de circulation vers le haut (le puits corrodé).

Nous avons vu dans les billets de septembre et octobre que ces puits (a et b) sont la source de fuites. Les puits du nouveau type qui est employé pour l’exploitation des pétrole et gaz de schiste auront aussi des fuites, mais ces fuites seront d’une toute autre ampleur car la proportion d’hydrocarbures résiduels/exploités au moment de la fermeture des puits est très différente. Il y a une autre grande différence : le réseau de fractures artificielles produit par la fracturation hydraulique est nouveau. La migration du gaz vers ces fractures s'amorce au moment où l'on crée la fracturation nouvelle, alors que dans les cas précédents, le déséquilibre produit par le forage d’un puits était relativement mineur et modifiait peu le milieu géologique. La fracturation d’un grand volume de roche mère où les hydrocarbures étaient immobiles et bien confinés auparavant crée par contre une très grande modification dont l’effet est permanent et ne s’arrête pas lors de la fermeture des puits.

Figure 2 Le grand volume de roc modifié par la fracturation est de l'ordre de 50 000 000 à 150 000 000 m3.

C’est dans ce grand volume (50 à 150 Mm3/puits) que l’exploitation commerciale retire entre 15 et 20% du gaz, ou 1 à 2% du pétrole (selon le cas). Ce qui reste des hydrocarbures en place (85 à 80% du gaz,  ou  99 à 98% du pétrole) lors de l’abandon devient une source potentielle pour alimenter des fuites.

Comme les puits sont construits avec des matériaux et technologies comparables et qu’ils subiront le même type de vieillissement et de corrosion, on peut penser que les chemins pour les fuites seront du même type entre les cas a), b) et  c). La source de gaz quant à elle est bien plus grande dans le cas c) qui est illustré sur la figure 2.


Que se passe-t-il quand s'ouvre une nouvelle fracture dans le shale ?


Dans la texture du shale, les micropores confinent sous pression les gaz et les liquides. Quand au temps 0 (graph fig. 3) apparait dans le voisinage immédiat une zone de pression plus faible (faille perméable ou fracture que vient de créer une fracturation hydraulique), les fluides se mettent en mouvement vers la fracture. 



Figure 3  Migration du gaz et autres hydrocarbures vers une faille ou une fracture qui apparait au temps zéro.

De proche en proche, les micropores dans le shale transmettent ces variations de pression; techniquement, on dit que le gradient de pression est initialement très élevé dans la proximité de la fracture; il diminue avec le temps et la distance de cette fracture. Cela se répercute sur la courbe du débit (Cj et Cgraph fig. 3) qui diminue de façon exponentielle. Les hydrocarbures se libèrent du shale, selon leur distance (mm, cm, ou mètres, voir fig. 3 en haut à droite) à la fracture, en termes de mois, d'années, de siècles ou de millénaires.

On connait l'existence dans les conditions naturelles de faibles émissions de méthane thermogénique qui sont reliées à des failles. Ces failles sont là depuis des millénaires. À l'origine lors de la formation de ces failles, le débit de méthane était plus élevé car il se situait sur la portion Cj (courbe de débit "jeune" montrée à gauche fig. 3). Actuellement, après des millénaires de débit en lente décroissance, les émissions de méthane montrent un faible débit C, ce qui est le cas pour une fracture ancienne. Ce méthane qui circule dans la faille (F sur la figure ci-dessous) peut provenir du shale d'Utica (1) et/ou des strates du Lorraine (2).


Figure 4  Les émissions naturelles faibles qui originent d'une faille ancienne.

Il rejoint la nappe (3) et l'atmosphère (4). Les analyses d'eau de certains puits domestiques montrent des traces de méthane thermogénique, car les nappes ne sont pas statiques, mais elles s'écoulent lentement avec ce méthane qui arrive au point 3.

Regardons maintenant un puits vertical d'exploration dans ce même contexte (fig. 5). Ce puits aura sans doute ses propres causes de production de fuites, mais il n'y aura pas de changements notables sur la circulation de fluides dans la faille. Nous avons analysé les causes, des fuites reliées aux puits d'exploration abandonnés; les sources 5 et 6 sont dans ce cas-ci similaire à celles qui alimentaient la faille. La flèche 7 schématise les fuites possibles qui remontent jusqu'à la tête du puits par les coulis de scellement dégradés.





Figure 5  Les sources de fuites dans le cas d'un forage vertical.

Prenons ensuite le cas d'un forage qui aurait une extension horizontale dans la couche de roche mère: on peut voir sur la figure 6 que les mêmes voies de circulation du cas précédent existent avec en plus une augmentation du flux (8) de migration venant de la roche mère, plus un apport (9) de gaz à la faille par le conduit horizontal qui la traverse. Tant qu'il n'y a pas encore de fracturation, ces sources pour alimenter les fuites restent assez limitées.

Figure 6  Cas d'un forage avec une extension horizontale.


Figure 7  Cas d'un forage avec une extension horizontale et fracturation.

Par contre, si on a procédé à la fracturation du shale (cas illustré à la fig. 7 ci-dessus), alors l'importance de la source change considérablement. L'opération de fracturation augmente au temps zéro la perméabilité, donc la possibilité de circulation des fluides, dans un énorme volume de roc. Cet effet n'est pas présent dans aucun des cas précédents. Tout le gaz dans ce roc nouvellement fracturé se retrouve à amorcer une migration comme l'avons expliqué en commentant la figure 3.

La fermeture et l'abandon du puits survient quelques années seulement après le temps où le processus a été enclenché; il reste encore environ 80% du gaz dans le shale à ce moment là, mais la valeur du débit n'intéresse plus l'exploitant, qui de toutes façon n'a pas conçu son puits pour le garder en opération déficitaire pendant des siècles ou des millénaires. Le débit est par contre beaucoup plus "jeune" (sur la courbe Cj) que les débits des discontinuités naturelles qui elles sont très anciennes (sur la courbe Ca fig. 3).

Il y a donc une bien plus grande source de gaz pour les fuites potentielles. Cette grande source de fluide va à coup sûr rejoindre des voies de circulation (8) dans les puits abandonnés qui seront du même type que celles qu'on a présentées et analysées le mois dernier; les mêmes conduits, mais avec une source grandement amplifiée.

Si la portion horizontale du puits d'exploitation recoupe une faille comme celle qu'on a schématisée dans les figures 4 à 7, alors il faudra tenir compte en plus dans le cas de la figure 7 que la faible quantité de gaz que débitait cette faille dans les conditions antérieures, va maintenant être alimentée (9) par la vaste zone des nouvelles fracturations. Les relevés microsismiques indiquent que les failles et/ou fractures naturelles sont le lieu privilégié pour la grande pénétration de la fracturation. Le sable injecté y pénètre plus loin qu'ailleurs; il peut ouvrir la faille et la maintenir ouverte sur une distance de plus de 500 m. Plus haut, c'est le conduit naturel préexistant qui prend le relai jusqu'en surface. Le débit d'écoulement dans la faille ne sera plus celui des conditions naturelles d'avant; ce débit bien plus grand repart sur un point plus jeune sur la courbe Cj (fig. 3).

Actuellement, toutes les mesures de débit de fuite sont faites uniquement aux têtes de puits abandonnés. On a pas encore réellement cherché à mesurer les fuites plus diffuses qui percolent au-dessus des zones où les puits horizontaux ont fracturé le roc sur de très vastes étendues. La cartographie des failles est extrêmement déficiente. Des relevés régionaux par survol indiquent qu'il y a dans l'air au-dessus des terrains exploités pour le gaz de schiste, bien plus de méthane que ce qu'on pourrait modéliser et calculer à partir des mesures faites aux seules têtes de puits. C'est là une première indication que des fuites significatives ont lieu hors des têtes de puits. En surface du roc, les failles ne sont pas des entités ponctuelles, mais des lignes qui courent sur des kilomètres. Ces émissions percolent donc de façon diffuse au travers des dépôts meubles. Elles sont tout à fait impossibles à colmater.

La fracturation et l'augmentation de la perméabilité

La fracturation vise à changer la perméabilité de la roche mère pour permettre l'écoulement d'hydrocarbures vers le puits d'exploitation. Elle se fait avec injection de sable, ou de petites billes de céramique, pour garder ouvertes les fractures que la très haute pression ouvre pendant l'opération. Les très hautes pressions, comme les déplacements qui sont consécutifs dans l'ouverture des fractures, créent une zone de dislocation qui est plus étendue que la zone de pénétration du "proppant" (sable).
On peut en fait distinguer quatre zones (fig. 8):
-       D: roc dans les conditions naturelles, peu ou pas affecté par la fracturation
-       C: zone où la perméabilité est augmentée par les distorsions et dislocations
-       B: zone où la fracturation s'opère
-       A: zone où le sable pénètre et maintient les fractures ouvertes

Figure 8  Les zones de perméabilité et la fracturation.

Les fractures de la zone B ont tendance à se refermer dès que la pression cesse d'être appliquée. Donc en réalité c'est la zone A où elles sont maintenues ouvertes  qui est la mesure de l'efficacité d'une opération de fracturation hydraulique. Mais les dislocations couvrent en fait les zones A + B + C, ce qui fait que lorsque les fractures se referment quand on enlève la pression d'injection, le roc ne revient pas vraiment à l'état initial. Même fermées en apparence, les fractures dans la zone B sont plus perméables qu'à l'état initial. C'est également ce qui se produit jusque dans la zone C.

Le rendement d'un puits de gaz de schiste dépend beaucoup de l'efficacité de l'opération de fracturation et du maintien ouvert de cette fracturation (zone A) pendant les quelques années d'exploitation. Par contre toutes ces modifications (zones A + B + C) sont là pour rester et elles permettent au gaz de migrer lentement, dans ce qui était auparavant un roc imperméable. La source des fuites futures se situe dans l'ensemble de ces modifications irréversibles.

Quant aux conduits ils seront là comme dans les puits classiques: les mêmes lacunes techniques dues à la mise en place des tubages et des coulis, ainsi que leur vieillissement et leur corrosion produiront les mêmes effets à moyen et long termes. On s'entend plutôt à prédire dans les milieux spécialisés que les variations, thermiques mécaniques et chimiques liés aux opérations de fracturation, de stimulation, d'injection d'acide (et autres produits qui composent les fluides injectés) auront un impact supplémentaire qui ne pourra qu'aggraver la détérioration de ces puits une fois abandonnés.