lundi 1 décembre 2014

L'impact prévisible de l'exploitation éventuelle des roches mères sur les ressources en eau au Sahara septentrional

Dans ce billet de décembre 2014, je me permets de commenter un rapport du BAD (Banque Africaine de Développement) qui traite du sujet bien d'actualité en Algérie: Le gaz de schiste et ses implications pour l'Afrique et la Banque Africaine de Développement.

Le rapport contient des tableaux de données et des estimés qui sont essentiellement basés sur des études du bureau américain EIA (Energy Information Administration) de 2011 et 2012. Elles ont été reprises dans un texte de la firme Ernst and Young 2012 intitulé Natural Gas in Africa. Ces analyses reflètent une vision d’économistes et pas nécessairement celle de géologues et encore moins d’ingénieurs. En faisant ainsi un survol de données compilées par l’agence américaine (EIA*), le rapport de la Banque Africaine de Développement tente d’analyser dans le contexte africain la signification éventuelle des quantités de gaz estimées en place pour les économies des divers pays d’Afrique.

À juste titre, ce rapport énumère les problèmes liés à l’étape de l’exploration et de l’exploitation : la question des grandes quantités d’eau requises pour la fracturation dans le contexte fort différent en Afrique du Nord où la ressource en eau est cruciale pour bien d’autres aspects de l’économie, pour l'agriculture notamment. La question des risques de pollution des ressources en eau y est analysée sommairement, de façon incomplète, car ce rapport traite de quelques risques (1 à 5 ci-dessous) avec un point de vue et avec des arguments parfois très proches de ceux que l'industrie véhicule aux USA. Cette "vision" appliquée en Afrique du Nord y serait absolument catastrophique. Nous expliquerons pourquoi dans cette analyse.

Les risques analysés dans le rapport BAD:
1- Déversements accidentels en surface de produits chimiques et d’eau de reflux. 

2- Fuites au travers de la colonne de ciment des puits; le BAD précise « Ce risque peut être atténué en suivant les meilleures pratiques dans le domaine de la conception et de la construction de puits et en veillant notamment à ce que l’étanchéité en ciment soit réalisée correctement ». On a dit cela au Canada, aux USA aussi, et pourtant les fuites sont omniprésentes, même dans les puits les plus récents. Ce que l'industrie se donne comme les meilleures pratiques ne permet absolument pas d'empêcher les fuites de se produire; elles sont même inévitables à moyen et long termes dans les puits vieillissants.

3- Fuite dans le roc fracturé vers les nappes; là aussi le rapport reprend un énoncé omniprésent dans les documents des promoteurs: « Ce risque est en général peu probable car les couches de schiste se trouvent souvent à des profondeurs de 1000 à 3000 mètres »  et plus loin une autre affirmation du même type: « une bonne connaissance de la géologie locale permet de détecter les endroits où l’étanchéité de la roche n’est pas parfaite ». Il est impossible de connaître avec tout le détail requis l'ensemble des failles et des fractures qui constituent sous terre des ensembles complexes affectant l'étanchéité du roc. On cartographie surtout les grandes failles reconnues en surface; en profondeur les relevés sismiques ne peuvent que donner une image très simplifiée du substratum, jamais le détail des fractures individuelles. Les deux affirmations que j'ai cité ici en italiques sont fausses.

4- Déversement d’eau polluée dans les eaux souterraines. « Ce risque est potentiellement le plus grave, mais il peut aussi être facilement règlementé » dit le BAD.  L’effet d’une règlementation ferait disparaitre le risque? C’est de la pensée magique! Les risques ne disparaissent pas ainsi et l’application d’une règlementation visant ce qui se passe en termes d’écoulement souterrain est en pratique impossible à mettre en oeuvre, car les moyens requis pour l’inspection et le suivi des écoulements souterrains seraient si considérables qu’ils ne sont jamais mis en œuvre, même dans des pays riches comme les USA et le Canada.

5- On traite aussi du risque sismique, lequel n’est pas vraiment lié à la fracturation hydraulique en tant que tel; c’est un risque qui existe pour une activité périphérique de cette industrie, celle de la disposition des eaux de fracturation par l’injection profonde dans le substratum.

Omission de taille
Le rapport du BAD comporte une omission de taille: ce qu'il adviendra des puits et du schiste fracturé une fois passée la courte période de l'exploitation. Le processus de migration du gaz va se poursuivre bien après. La cimentation des puits va se dégrader dans le temps; cela va mener à des fuites qui vont avoir un impact permanent sur les nappes et l'atmosphère. Nous avons analysé les mécanismes et les conséquences de cette dégradation dans le billet du mois de novembre.

Le contexte très particulier des ressources en eau d’Afrique du Nord rend très problématique l’exploitation éventuelle des hydrocarbures de roche mère, car cela menace de façon directe une ressource bien plus importante, celle des nappes souterraines. La figure ci-dessous donne une vue oblique des nappes du Sahara septentrional; on y retrouve deux regroupements de couches  aquifères désignées ainsi : CT (Complexe Terminal)  et CI (Continental Intercalaire). Ce système hydrogéologique est bien documenté et décrit avec précision dans le rapport Système aquifère du Sahara septentrional, SASS/OSS, 2012.






Figure 1  Vue oblique de trois bassins de roche mère (gaz et pétrole) au pourtour des aquifères du Sahara septentrional (image reprise en plus haute résolution dans l'annexe plus bas).



Nous avons ajouté sur la figure 1 trois bassins considérés comme des sources éventuelles de gaz et de pétrole de schiste (hydrocarbures de roche mère): le bassin Timimoun dans l’ouest de l’Algérie, le bassin Mouydir au centre et le grand bassin Ghadames/Berkine qui couvre l’est de l’Algérie, le sud de la Tunisie ainsi que l’ouest de la Libye. Les données des bassins contenant des shales (ou roche mère pour le gaz et pétrole de schiste) sont  tirées de la référence EIA/ARI 2013. Un tableau des paramètres des bassins Ghadames, Mouydir et Timimoun est donné en annexe au bas de ce texte.


Il y a d’autres bassins d’hydrocarbures, mais nous avons dessinés le contour de ces trois là, car ils sont susceptibles d'interférer directement avec le grand système aquifère du Sahara septentrional; ils existent juste en dessous des points de captages d’eau, tant des nappes du CT (en rouge sur la figure 1) que des nappes du CI (en bleu sur la figure 1). 

Ces ressources en eau ont été sollicitées de façon intensive depuis 1970 (fig. 2), ce qui a eu comme conséquence un abaissement des niveaux piézométriques; « L’accroissement des volumes pompés et le développement de l’agriculture saharienne se répercutent au niveau de ces nappes sahariennes sous forme du tarissement des sources et de l’affaiblissement de l’artésianisme. Cette exploitation croissante est susceptible d’entraîner à long terme, dans les zones vulnérables, des changements dans la qualité de l’eau » Système aquifère du Sahara septentrional,  SASS/OSS, oct.2012,  284 p.

Figure 2  L'augmentation des prélèvements d'eau globaux dans les nappes du CI et du CT (tiré de SASS/OSS 2012).

L’âge de ces eaux varie de 18000 à 40 000 ans pour le CI et entre 3 500 et 25 000 ans pour le CT ce qui indique que ces réserves d’eau localisée dans les nappes captives se sont constituées à une époque ancienne (Quaternaire) où le climat était très différent et la plus pluviométrie bien plus prononcée. Les prélèvements d'eau, spécialement ceux des dernières décennies se font dans les réserves géologiques d'eau souterraine, ce qui signifie que les niveaux des nappes baissent en conséquence de ces prélèvements. La ressource en eau se fait de plus en plus rare et la qualité de l'eau risque aussi d'être affectée; en effet, un abaissement du niveau piézométrique favorise les intrusions des eaux plus minéralisées des formations géologiques sous-jacentes.

Dans le cas où on irait forer des milliers de puits pour l'exploitation des gaz et pétroles contenus dans la roche mère, on irait à coup sûr aggraver de façon très significative la situation déjà précaire des nappes d'eau douce. Même en supposant qu'on épargnerait ces nappes pour fournir les énormes quantités d'eau requises pour la fracturation hydraulique (~20 000 000 litres/puits), ces milliers de conduits (les forages illustrés sur la figure 3 et 4) vont constituer de façon permanente des voies de communication qui permettront la migration des divers contaminants vers les aquifères. Par exemple pour exploiter 10 000 Km2 de roche mère (schiste ou "shale"), il faut 20 000 à 30 000 puits; ils sont généralement regroupés en six, huit ou même dix puits par plateformes, comme dans l'exemple donné à la figure 3.



Figure 3  L'exploitation d'une couche de roche mère (shale ou schiste contenant des hydrocarbures disséminés dans la masse) se fait par la juxtaposition de milliers de forages pour la fracturation en continu de la couche ciblée.

Les promoteurs de l'exploitation du pétrole et gaz de schiste (je préfère employer "hydrocarbures de roche mère) avancent toujours l'argument qu'il y a 1000 ou 2000 mètres de couches "imperméables" entre le bas des aquifères et les couches de roche mère du pétrole et du gaz. La présence de ces couches constituerait une barrière naturelle éliminant tout contact hydraulique entre les deux. C'est en partie vrai dans les conditions naturelles, mais cela devient totalement faux dans les conditions perverties par la fracturation artificielle de milliers de Km2 ainsi que par l'implantation de milliers de conduits qui traversent les couches tampons: figure 4 ci-dessous:


Figure 4  La contamination des nappes du CI et du CT en raison de la présence des milliers de conduits nouveaux. Vue souterraine modélisée avec des regroupements de six puits par plateforme,  en enlevant le roc sous la surface pour permettre une vue des puits en 3D. Ces diverses strates de roc sont listées dans l'ordre de leur superposition dans la colonne stratigraphique à gauche sur la figure; la roche-mère ciblée pour une exploitation par fracturation hydraulique est celle encadrée dans le Silurien.


La cimentation des puits, même les plus récents, est toujours le maillon faible de cette technologie. C'est un problème omniprésent et récurrent. Le vieillissement des puits une fois arrivés en fin de production et abandonnés, amène ces cimentations à se dégrader. Chacun des puits devient à moyen et long termes un conduit hydraulique entre les couches profondes, celles qu'on a fracturées de façon massive et étendue, et les couches aquifères plus près de la surface. Quand on se retrouve avec des milliers de ces conduits, la nature de la barrière que constituaient les strates intermédiaires ne compte plus beaucoup. On met en péril la ressource hydrique et le reste de l'économie de tout un pays.

 Les analyses plus récentes mettent fortement en doute les valeurs annoncées par l’EIA, car elles indiquent que la production réelle des sept champs producteurs aux USA sont très inférieures aux valeurs annoncées par l’EIA (http://www.globalresearch.ca/the-uncertain-future-of-shale-gas-report-casts-doubt-on-us-hydraulic-fracking-production-numbers/5410981).



Références

Système aquifère du Sahara septentrional,  SASS/OSS, oct. 2012,  284 p.

EIA/ARI World Shale Gas and Shale Oil Resources Assessment June 2013AIA/ARI World Shale U.S. Energy Information Administration U.S. Department of Energy, pp. XV 1-28 (Algérie), pp. XVI 1-10 (Tunisie) et pp. XVII 1-26 (Libye).

Ernst and Young. 2012, African oil and gas:driving sustainable growth
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Tableau des paramètres des bassins Ghadames/Berkine, Timimoun et Mouydir pour le gaz de schiste (adapté de EIA/ARI 2013)




Figure 1 reprise en taille originale ci-dessous:


Ajoutons un petit commentaire tout à fait anecdotique: la couverture du rapport de la Banque Africaine de Développement est illustrée avec l'image ci-contre   ---------------------------------------------------->
On y voit un puits de gaz de schiste et la fracturation du roc dans la partie horizontale du forage. C'est à l'évidence un schéma très simplifié, un logo presque; je conçois très bien que ce choix d'icône soit simplifié à l'extrême et ce n'est pas là ce que je trouve à redire. 
Par contre, on a choisi dans ce schéma de brancher le conduit d'extraction du gaz au sommet d'un derrick!
Tout ceux qui ont la moindre expertise vous diront que le derrick sert au début lors des opérations de forage. Il n'est plus du tout en place quand on est arrivé à l'étape de raccordement du puits au gazoduc; cela se fait au sol à la tête du puits. Certainement pas au sommet de la tour d'un derrick! Même dans le cas d'un schéma, l'erreur est flagrante et cela jette un doute sur l'expertise pratique des auteurs du rapport.