jeudi 21 mai 2015

Scénarios du MERN pour le pétrole d'Anticosti

Remarque préliminaire: J'ai mis en ligne deux vidéos qui expliquent en détails deux aspects de ce document:
   1: vidéo sur la question de la fracturation dans une zone hors norme.
   2: vidéo sur la question de la non rentabilité.  C'est également exposé dans ma conférence du 3 juin 2015.  En octobre 2015, le gouvernement a sorti un 3e scénario, que j'ai analysé dans deux billets novembre  et décembre. Le texte ci-dessous demeure malgré tout entièrement pertinent.

Le gouvernement a mis en ligne une présentation des scénarios de développement pétrolier du shale Macasty à Anticosti. Bien que ce document soit présenté comme un diaporama pour informer les résidents d'Anticosti (ce qui a été effectivement le cas le 7 mai 2015 à Port-Menier devant une trentaine de personnes), les scénarios répondent en fait à un engagement contractuel du gouvernement envers la firme WSP Canada Inc pour une analyse des besoins en pipelines et infrastructures de transport à Anticosti. Le gouvernement s'est engagé à fournir ces scénarios de développement sans lesquels, WSP ne pourrait faire aucun travail utile; en effet comment fournir d'ici la fin juin (ce qui est prévu à l'appel d'offres) une étude de $210 800 pour des plans de pipelines et les voies d'accès aux puits, si on ne sait même pas où seraient ces puits. Les résidents d'Anticosti seront peut-être déçus de voir que ce n'est pas pour les consulter qu'on a produit ces scénarios; leur opinion n'aura aucun impact sur les travaux de la firme WSP Canada Inc.

Faits saillants de la présentation des scénarios : 

1- Plateformes de 10 puits espacés de 250 m sur 1,25 x 3,2 Km2 (4 Km2), ce qui donne une densité de puits de 2,5 puits/Km2. Cette valeur confirme l'évaluation que j'ai moi-même présentée il y a un an: 12000 à 15000 puits pour 6000 Km2. Elle s'accorde avec ma valeur la plus élevée 15 000 puits qui coûteraient 150 milliards de dollars (10M$/puits), dans le cas très hypothétique où on penserait aller chercher tout le volume possible à extraire du 43 milliard de barils estimés en place.

2- On annonce une production mixte de pétrole et de gaz naturel; une première ici car les promoteurs n'ont insisté auparavant que sur l'exploitation du pétrole, seul jugé intéressant commercialement à Anticosti. Par contre, il n'y a pas aucune indication sur comment ce gaz sera stocké, liquéfié?, transporté hors de l'île.

3- On annonce que les permis de Junex et TransAmerica sont impliqués respectivement à 50 et 100% dans les scénarios, mais c'est le cas pour à peine 30% des permis d'Hydrocarbures Anticosti S.E.C. Junex n'a pas trouvé de partenaire industriel et n'a donc pas d'activité de forage dans le cadre de l'ÉES, contrairement à ce que le gouvernement avait annoncé en février 2014. TransAmerica est une petite société de Vancouver encore moins présente que Junex. Pour prévoir ainsi deux scénarios qui les impliquent, y a-t-il des ententes non dévoilées dans ces scénarios?

4- On indique une activité de construction très étalée dans le temps: 122 puits/an en moyenne dans un scénario "Moins"  ou construction des puits étalés sur 50 ans en moyenne donc 130 puits/an dans l'autre scénario. À ce rythme, on aura des coûts par puits bien supérieurs à ceux en vigueur aux USA où dans chacun des principaux gisements, c'est plutôt 130 à 150 puits par mois qui ont permi des coûts un peu sous les 10M$/puits. Avec un dixième de l'activité comparable dans les autres gisements, c'est à des coûts majorés qu'on devra s'attendre à Anticosti, sans compter l'effet de l'isolement de l'Île.

5- Deux scénarios un Plus et un Moins sont décrits; tous les deux indiquent que "La zone débute à 40 km de la pointe Ouest de l’île." Or il est facile de constater que c'est plutôt à 26 Km à peine depuis la pointe Est et donc à moins de 14 Km des résidences de Port-Menier que débuterait la fracturation.
Figure 1  Port-Menier et le début des zones couvertes des puits proposés.

Commentaires : 

1- J'ai mis en ligne en 2014 une présentation où les plateformes couvraient 3,2 Km2; j'indiquais qu'il faudrait entre 12000 et 15000 puits pour couvrir 6000 Km2 de gisement à Anticosti et que le coût de 12 000 se chiffrerait au minimum à 120 G$, trois fois plus que la valeur du pétrole exploitable. Avec une densité de 2,5 puits/Km2, c'est donc la valeur supérieure (150 G$ - milliards de dollars) qui se serait compatible avec ce que le MERN confirme comme densité de puits.

2- La présence de gaz associé constitue un problème plutôt qu'un avantage à Anticosti, en raison de l'isolement géographique de l'Île. Le transport du méthane est autrement plus complexe et plus coûteux que le pétrole. Les promoteurs n'ont jusqu'à maintenant mis de l'avant que la présence de pétrole. Que fera-t-on du gaz? Brulé à la torchère comme au Dakota faute de rentabilité? Un port méthanier à plusieurs milliards? Un gazoduc sous-marin? Deux solutions irréalistes en raison de leur coût et de la faible valeur compétitive du gaz produit à Anticosti.

3- On postule une production des puits durant 25 ans! Or on sait que les  puits dans le cas d'exploitation de shale fracturé donnent entre 60 et 75% de leur production commerciale durant la première année, 15 à 20%, la seconde. La production est marginale après cinq ans, car elle décline de façon exponentielle. Le nombre de 25 ans de production s'applique dans les puits conventionnels. C'est une grossière surestimation de penser qu'on va garder ces puits productifs commercialement sur un quart de siècle. Par contre l'idée de garder ainsi les puits ouverts pendant 25 ans me plait pour une tout autre raison: cela mettra en évidence le vieillissement des aciers et coulis de scellement. On sera à même de constater le beau gâchis des puits fuyants, bien avant leur obturation définitive. Ces coûts seraient bien réels et s'ajouteraient aux coûts initiaux des puits.

4- La très grande partie des permis pour lesquels le Québec a payé le gros prix (ceux que détenaient Pétrolia-Corridor) sont impropres à y envisager une exploitation. Les deux scénarios publiés par le MERN, qui sont décrits décrits ci-dessous, le confirment.

Les deux scénarios

Nonobstant le fait que l'ÉES-Anticosti ne fait qu'amorcer ses études et nonobstant le fait qu'on a même pas encore pris la peine de vérifier si la production de pétrole à Anticosti est envisageable au point de vue économique, le gouvernement présente deux scénarios d'implantation de puits. Ces scénarios sont requis comme données de base dans l'étude externe commandée en avril pour l'implantation de pipelines pour relier les puits. Les deux scénarios (figure 2 et 3 ci-dessous) sont tous les deux implantés dans une partie de l'Île qui ne permettra pas de respecter une norme de l'industrie: une distance séparatrice de 1000m entre le haut de la fracturation et le bas des nappes phréatiques. La presque totalité (96,5%) des permis d'hydrocarbures Anticosti S.E.C. sont dans cette zone d'exclusion. Le gouvernement qui a fait adopter l'an passé des dispositions scandaleuses spécifiquement pour les besoins de ces permis, situe ses deux scénarios en plein dans cette zone d'exclusion. Le gouvernement contredit dans ses intentions et dans les faits son annonce de respecter les meilleures pratiques; il vient tout simplement d'inventer "les pires pratiques". Explications dans cette présentation vidéo de six minutes.

Scénario Moins3900 puits "La zone exploitable du scénario « Moins », une fois les contraintes prises en compte, représente de 25 % à 30 % du territoire sous permis de l’île."  Avec 6500 puits on drainera 1560Km2, ce qui est 21% de la superficie des permis, donc très probablement 21% du gisement. On occupera peut-être 25 à 35% des permis, en laissant ça et là des zones non touchées, mais pas 25 à 35% du pétrole en place.




Figure 2 Le scénario MOINS qui s'étalerait sur 32 ans de construction et 56 ans d'exploitation.


Scénario Plus: - 6500 puits "La zone exploitable du scénario « Plus », une fois les contraintes prises en compte, représente de 35 % à 40 % du territoire sous permis de l’île."  Avec 6500 puits on drainera 2600Km2, ce qui est 35% de surface des permis, donc sans doute 35% du gisement, pas 40%.










Figure 3  Le scénario PLUS qui s'étirerait sur 50 ans de construction et 75 ans d'exploitation.

Chacun de ces scénarios mène à constater l'absolue impossibilité économique d'exploiter Anticosti. En effet, tous les scénarios donnent des déficits d'exploitation, sur la simple base des coûts de forages versus la valeur brute du pétrole qui serait récupéré. C'est une analyse qui comporte beaucoup de chiffres, mais si vous avez la patience de suivre ces calculs pas trop abstraits, vous avez une vidéo qui explique les données du tableau montré ci-dessous :



Figure 4  Les coûts, revenus et déficits prévisibles des scénarios PLUS et MOINS avec un baril à 100$.


Les valeurs du tableau (Figure 4) sont basées sur un prix à 100U$ le baril. Dans la présentation vidéo, je fais une analyse pour deux prix: 100$ et pour 60$.  Dans l'entrevue à RDI Économie le 21 mai 2015, nous avons également présenté les valeurs avec un prix du baril à 150$. Dans une analyse précédente j'ai utilisé un taux de récupération de 1% qu'on peut estimer prudent et réaliste pour un gisement comme Anticosti, compte tenu de sa géologie comparée aux autres gisements exploités en Amérique du Nord et compte tenu du fait qu'aucun pétrole liquide n'y a encore été observé. Les valeurs réelles mesurées dans des gisements où il y a déjà des milliers de puits en production fournissent des valeurs de l'ordre de 1,0%, 1,2% et 1,8%. Dans les figures qui suivent, je fournis donc la fourchette complète des bilans maximum et minimum, car tous ces tableaux sont calculés avec en haut la valeur élevée 1,8% et au bas la valeur 1,2%. La réalité se situera entre les deux dans cette fourchette de valeurs.

Je dois aussi préciser que les valeurs de coûts et déficits qui ont été présentés à RDI ne tenaient pas compte du facteur EROEI. L'effet de ce facteur qui est très important dans le cas des gisements non conventionnels comme le shale Macasty à Anticosti; j'ai commenté cet impact dans mon billet de mai 2015 (L’EROEI et la rentabilité fuyante d’Anticosti). Ci-dessous, voici les valeurs plus justes en tentant compte de l'impact sur le coût d'extraction que produirait un prix à 150%/baril:





Figure 5  Les coûts, revenus et déficit prévisibles avec les scénarios PLUS et MOINS avec un baril à 150$ en appliquant un effet EROEI sur le coût des puits.

Dans ces gisements conventionnels l'EROEI est un outil qui permet de connaitre la condition d'exploitabilité ou non d'un gisement, pratiquement indépendamment du prix du pétrole. En effet si le gisement est non économique et qu'il a un facteur EROEI près de la limite de la rentabilité, il demeure non exploitable, même quand le prix du pétrole monte, car les coûts de production montent de façon simultanée; l'extraction doit consommer elle-même une énergie plus coûteuse.

Pour donner plus concrètement un exemple de l'impact de l'EROEI avec le cas des deux scénarios PLUS et MOINS du MERN, les deux tableaux suivants donnent les valeurs des coûts dans un contexte hypothétique où le prix du baril de pétrole serait rendu à 200$ et à $300. On a alors des majorations respective de 2M$ et 4M$ des coûts unitaires des puits qui résultent des dépenses d'énergie pour extraire et de l'impact inflationnaire sur d'autres éléments du coût des puits qui sont indexés à ce nouveau prix élevé du pétrole:



Figure 6 Les coûts, revenus et déficit prévisibles avec les scénarios PLUS et MOINS avec un baril à 200$ et en prenant en compte l'effet de l'EROI sur le coût des puits.





Figure 7  Les coûts, revenus et déficit prévisibles avec les scénarios PLUS et MOINS avec un baril à 300$ en appliquant un effet EROEI sur le coût des puits.

On constate facilement que les déficits dans les scénarios sont tout aussi significatifs que dans le tableau établi avec une valeur à 100$. Un gisement marginal non rentable demeurera toujours non rentable.

Je termine par une dernière précision à propos des montants indiqués comme redevances; monsieur Fillion a fait cette remarques le 21 mai à RDI Économie: "... mais il y a des retombées économiques, il y a des retombées sur l'emploi; le gouvernement touche six milliards de redevances ...". L'objectif premier de la mise en tableau de ces données c'est essentiellement pour voir si il y a oui ou non un gisement exploitable à Anticosti et non pas pour faire un bilan complet de ce qui en serait les retombées si on arrivait à y faire une exploitation. Dans ce dernier cas il est vrai qu'il y aurait d'autres paramètres à prendre en considération, comme les emplois créés, les taxes, etc. Mais ce n'est pas du tout pertinent à cette étape-ci. Ces tableaux sont présentés de la façon qu'un investisseur le ferait pour voir si oui ou non il y a une rentabilité possible. Investisseur doit inclure dans mon esprit le gouvernement et les fonds publics qu'il a décidé d'y mettre. Un investisseur "se fout" à cette étape-ci de voir combien d'emplois il va créer et quelles retombées il y aurait. Un investisseur veut simplement savoir si Anticosti est un gisement exploitable économiquement; dans cette étape décisionnelle ce qu'il doit regarder c'est ce qu'il y a pour lui dans la colonne des dépenses et ce qu'il y a comme valeur extraite dans la colonne des revenus. Les redevances sont ajoutées ici comme dépenses ici dans les tableaux, car si des barils sont extraits, il y aura des coûts de redevances automatiquement et l'investisseur doit inclure cela dans cet examen initial.

Comme le Québec n'a toujours pas de loi sur les hydrocarbures, le taux de redevance réel est encore dans un flou artistique. Nous avons pris une valeur de 20% de façon extrêmement conservatrice, car les hypothèses en cours actuellement vont jusqu'à des taux de 40%. Quarante pour-cent creuserait encore plus le côté déficitaire de l'aventure. 
Taux de redevances possibles
Figure 8  Taux de redevances proposés dans le document gouvernemental (réf. Fascicule 6 – Hydrocarbures fossiles, p.50).

Comme tous les scénarios ne montrent que des valeurs à l'encre rouge, il n'y aura pas d'exploitation, donc pas de redevances. C'est inutile, tant qu'on a pas aucun bilan positif, de fabuler sur les montants des redevances et de les considérer avec les taxes etc. du côté positif pout la société. Il n'y a pas normalement dans cette industrie de décision d'investissement tant que n'apparait pas dans un calcul prévisionnel un minimum de 15% en surplus de revenu par rapport à l'investissement à faire.  À Anticosti, par exemple dans le scénario PLUS de la figure 5, l'investissement à faire c'est 74,8G$ et le déficit oscillerait entre -39,6G$ (réc.=1,8%) et -51,3G$ (réc.=1,2%) alors que le minimum de 15% positif souhaité serait +11,2G$; un écart si considérable qu'il est hors de question d'appeler ça un gisement. Oubliez donc tout montant de redevances, taxes, impact indirect.

Il faut savoir qu'il y a dans le monde, sur tous les continents des roches sédimentaires à grain fin de type shale (ou schiste argileux). Plusieurs, (on en a recensé six cents) peuvent contenir de la matière organique, du kérogène, des hydrocarbures, c'est très courant. Même les roches des strates autour de Montréal contiennent des hydrocarbures disséminés en faible quantité; cela n'en fait pas des gisements. Comme ces unités géologiques s'étendent sur des milliers de Km2 et sur des épaisseurs considérables parfois, le bilan qu'on pourrait y faire des quantités d'hydrocarbures en place amènent immanquablement à des valeurs que les néophytes tendent à prendre pour des dollars enfouis. Or on n'a un gisement et une valeur économique que si c'est exploitable; sinon c'est seulement une unité géologique avec peut-être des milliards de barils en place, mais disséminés en faible concentration; il n'y a dans ce cas aucune valeur économique à leur attribuer.


Figure 9  Sur les cinq continents, on a recensé >600 formations géologiques de type shale contenant des hydrocarbures; ce ne sont pas pour autant des gisements au sens économique du terme. Le shale d'Anticosti ne figure même pas sur cette carte.

N.B. Ce document a été transmis à l'ÉES-Hydrocarbures le 24 mai 2015 avec une demande particulière aux cinq commissaires de le lire avant la poursuite du volet Anticosti dans leurs travaux. Comme j'ai des doutes sur le type de considération que l'ÉES accordera à ce qu'ils nomment des simples "lettres ouvertes", j'ai donc de plus transmis mon document directement aux ministres Arcand (MERN) et Heurtel (MDDELCC).

samedi 16 mai 2015

L'ÉES Anticosti - l'ÉES Hydrocarbures - les 64 études annoncées

Note préliminaire: ceci est présenté aussi dans la conférence du 3 juin 2015: Évaluation Environnementale Stratégique - Anticosti


Une évaluation ÉES spécifique sur Anticosti, une campagne de forages sur le terrain en deux phases, des déclarations et même des débats entre politiciens d’un même parti comment se retrouver dans ce qui circule sur l’hypothétique gisement de pétrole d’Anticosti. Qu'en est-il des autres projets pétroliers dans le Golfe même du St-Laurent. Nous analysons ici des paramètres géologiques, géotechniques, économiques et réglementaires du développement pétrolier envisagé à Anticosti, ainsi que des éléments présents et ceux manquants dans l'ÉES Hydrocarbures qui doit se conclure en même temps que l'autre à l'automne 2015, dans quelques mois à peine.

Pour Anticosti, trois facteurs rendent cet hypothétique gisement a priori  non exploitable (profondeur problématique pour y appliquer de la fracturation, présence importante de gaz associé dont les promoteurs ne disent mot et coût des forages estimés à 12000 puits requis (à 10M$/puits) pour l'ensemble du gisement sous permis, sans compter les coûts totalement négligés des externalités, les coûts environnementaux, etc. Le problème qui explique sans doute le désintérêt complet des autres acteurs pétroliers majeurs dans ce pseudo gisement est que des 40 milliards de barils potentiellement présents pour tout le volume du gisement sous permis, réside dans le fait qu'environ 1% ou 1,2% de ce pétrole emprisonné dans le shale pourrait être extrait; 1,2% c'est le taux de récupération réel au Bakken du Dakota. L'appliquer à Anticosti, cela donne 500 millions de barils; en supposant un prix optimiste de 100$/bbl, on obtient une valeur brute de 50 milliard$; mais il faut 12000 puits à 10 millions de dollars/puits, c'est-à-dire 120G$ (120 milliards) de dépenses: un déficit au départ de 70 milliard de dollars, beaucoup plus encore avec un prix sous les 100$. Des perspectives déprimantes qui rendent depuis toujours cet hypothétique gisement non économiquement viable. Nous avons présenté en détails cette analyse dans la lettre ouverte à l'ÉES. De plus, même avec une augmentation de prix, la rentabilité future resterait inatteignable.

Le gouvernement se lance tête baissée de deux façons: un investissement important (57M$) comme partenaire dans les forages et en même temps deux ÉES (Évaluations Environnementale Stratégiques) au coût total de 4M$.

ÉES-Anticosti qui initialement devait être coordonnée avec les phases 1 et 2 du programme de forages d’Hydrocarbures Anticosti. Le retard de la phase 1 (six forages au lieu de 18, complétés à ce jour) implique que le consortium ne prévoit réaliser la phase 2 qu’à l’été 2016, six mois après que l’ÉES aura rendu ses propres conclusions à l'automne 2015, dont celle sur la rentabilité de l'exploitation envisagée.

ÉES Hydrocarbures pour l'ensemble des questions touchant l'exploration/exploitation des gisements conventionnels et non conventionnels, sur la terre ferme et en fond de mer, le transport maritime, par train, par pipeline, etc. 

Les deux ÉES ont exactement le même comité et la même liste d'aviseurs; Les huit membres du comité sont exclusivement des sous-ministres du gouvernement.  Des 64 études (liste au bas) annoncées pour ces deux ÉES, 29 portent, ou ont un volet, sur Anticosti; 20 des 29 études seront faites à l’interne (MERN, MDDELCC surtout) et neuf sont données à l’externe. Toutes doivent être complétées dans des délais très courts (ex. fin juin pour étude sur les pipelines requis sur Anticosti) et le rapport de synthèse et les conclusions sont prévues pour l’automne. On peut craindre que les vingt « études » rédigés à l’interne se présentent  comme ce fut le cas pour l’ÉES-Gaz De Schiste (https://youtu.be/FHo8lku0AmE) comme des textes de quelques pages relatant tantôt des procédures et autres contenus très légers, tantôt des inventaires ou des compilations bibliographiques; faire de la recherche sur le terrain à Anticosti prendrait normalement du temps, des budgets et des experts indépendants, ce qui n'est manifestement pas le cas dans les études annoncées.

L'aspect le plus problématique, outre l'arrimage des échéances, c'est l'absence complète des éléments les plus cruciaux que devraient comporter les ÉES. Dans les 64 projets d'études, on y traite beaucoup des besoins de l'industrie, par exemple les routes à construire, les pipelines requis sur l'Île pour raccorder les puits, les installations pour l'exportation du pétrole hors de l'Île, les besoins en eau pour les forages et la fracturation, etc. Le descriptif de ces études se rapporte beaucoup plus à des propositions d'affaires que l'industrie devrait préparer à ses frais qu'à des études à faire pour une ÉES.

Les problèmes qui inquiètent le commun des mortels se rapportent à la fracturation hydraulique, à la contamination des nappes phréatiques lesquelles alimentent ensuite les cours d'eau et tout l'écosystème. Aucune des 64 études n'étudie les nappes d’eaux souterraine, aucune étude pour leur cartographie, l'étude de leur profondeur ni la caractérisation de l’état initial (ex. présence naturelle de méthane, salinité locale, etc.), rien du tout.

Rien sur les normes pour la fracturation, la distance verticale, aucune remise en question de la norme de 400m déjà adoptée dans le RPEP, mais dénoncée dans le rapport final du BAPE GDS (voir p. 149).

Rien sur les risques environnementaux, fracturation, fuites des puits (fuites des puits d’exploration existants), l'analyse des impacts des fuites des futurs puits pour l'eau souterraine et l'atmosphère.

Rien sur les risques technologiques. C’était faible, mais quand même présent dans l’ÉES Gaz De Schiste en 2012; cela n'a pas donné grand chose car c’était supervisé par la représentante de l'industrie (Talisman Energy Inc.) à cet ancien comité ÉES

Rien sur le torchage du gaz à l’étape de l’exploration, puis à l’étape de la production éventuelle, rien sur la composition des rejets dans l'atmosphère résultant du brûlage.

Beaucoup d’études par le gouvernement portent sur les besoins de l’industrie (besoins en eau, routes, pipelines, etc.) mais où sont les études des impacts de ces infrastructures?

En date de mai 2015, l'ÉES a fait un seul appel d'offre de 100000$ à 125000$ pour l'étude sur les pipelines et infrastructures requis; or le contrat conclu monte à 210820$, ce qui double la dépense pour cette seule étude, accordée à une firme industrielle externe. Ce n'est pas une étude qui devrait relever d'une ÉES, car c'est plutôt une proposition de développement industriel (implantation de pipelines à Anticosti, etc). Normalement c'est l'industrie qui défraie ce type d'analyse qui mène éventuellement à des contrats de réalisation qu'obtiennent ce même type de firmes. Or on est très tôt dans un processus d'exploration et on ne sait même pas s'il y a du pétrole commercialement exploitable. Le gouvernement détourne les fonds précieux d'une étude environnementale vers de la préparation de proposition de développement industriel; c'est tout-à fait incongru. Il y a une autre chose à mentionner à propos de cette étude externe, la seule encore à avoir été accordée: l'étude doit être complétée et le rapport final remis d'ici la fin juin. Le gouvernement doit fournir avant un scénario d'implantation des puits d'exploitation à la firme WSP Canada Inc pour qu'elle puisse faire son étude. On devrait donc (c'est urgent!) la publication d'un scénario de développement d'ici quelques jours.

La« rentabilité » les avantages de l'exploitation d'Anticosti seront étudiés par le même groupe au gouvernement dans un rapport à compléter d'ici l'automne. Si on attend même pas la fin de la phase 2 de l'exploration, est-ce que les dés sont pipés d'avance et que ces 64 études qui vont être faites à la va-vite ne sont de la poudre aux yeux? Le grand nombre d'erreurs factuelles et les lacunes flagrantes dans le document de synthèse du gouvernement n'annoncent rien de bon quant au contenu final.


Liste des études publiées ou pour lesquelles un contrat a été accordé  - classé par date et à jour en date du 14 juin 2015:
#56- Contrat "pipelines" accordé à  WSP Inc pour 210820$, le 29 avril 2015
#11- Les scénarios pour Anticosti ont été complétés en mai 2015
#34- Contrat "projet-type"accordé à WSP Inc pour 49543$, le 7 mai 2015
  … aucune autre étude/contrat signé n'apparait sur le site SEAO du gouvernement
#12- accordé à KPMG pour 59220$ "Besoins potentiels de main-d'oeuvre - développement d'une industrie d'exploitation des hydrocarbures"

vendredi 1 mai 2015

L’EROEI (ou EROI) et la rentabilité fuyante d’Anticosti

Dans mon analyse de l’hypothétique gisement d’Anticosti, j’indique que les coûts d’extraction enlèveraient toute rentabilité à l’opération. Les coûts des forages, fracturations, pipelines, transport, etc. tout cela arrondi et réparti sur un coût unitaire à 10M$ par puits. En effet avec un taux de récupération de 1%*, on tirerait de tout le gisement (40 Gbarils en place) 400Mbarils ; à $100/bbl, cela rapporterait une valeur brute de 40G$. C’est beaucoup 40 milliards de dollars, mais c’est un tiers seulement de 120G$ que constitueraient les coûts des 12000 puits requis à 10M$/puits.

Dans des questions qu'on m'a adressé suite à l'entrevue accordée à RDI-Économie sur de sujet, plusieurs ont suggéré que même si le gisement n’est pas rentable actuellement, il vaut quand même la peine de faire un investissement en exploration géologique, car la rentabilité pourrait apparaître dans l’avenir ; ne pourrait-il pas devenir rentable d’extraire ce pétrole quand le prix du baril remontera ? À vue de nez, il faudra une grosse remontée et non pas une baisse à 50$ comme actuellement ;  une petite règle de trois a fait espérer à certains rêveurs qu’on arrivera fatalement un jour à la rentabilité. Le tableau ci-dessous montre l’effet de trois cas hypothétiques. 

Tableau 1  Hypothèses pour calcul des coûts VS revenus
Prix du baril
Valeur brute
extraite
Coûts Extraction
Déficit
100$
40 G$
120 G$
80 G$
200$
80 G$
120 G$
40 G$
300$
120 G$
120 G$
0


Si le baril était à 300$, on équilibrerait les coûts des puits requis. Pour tout prix au-dessus de $300, ne pourrait-on pas alors envisager un début d'intérêt commercial?  Outre le fait qu’il est vraiment utopique de tabler sur un prix aussi peu réaliste que 300$ dans un futur inconnu, l’analyse du tableau 1 est fausse, car elle ne tient pas compte de l’EROEI (Energy Returned on Energy Invested -   EROEI. On utilise aussi une variante du sigle : EROI.  Encore méconnu, il y a aussi le sigle  TRE  en français pour  taux de retour énergétique.

En clair, cela signifie que pour toute forme d’énergie extraite ou produite, on doit obligatoirement en dépenser un peu ; parfois il faut en brûler beaucoup comme dans le cas des gisements non conventionnels d’hydrocarbures. L’EROEI est un outil indispensable pour analyser et comparer les diverses formes et les diverses sources d’énergie. Par exemple on dit souvent que le gaz naturel présente un avantage environnemental ; postuler qu’il est avantageux, sans tenir compte du type de gisement dont in provient est une simplification trop simpliste qui donne des affirmations erronées. Le gaz de schiste, le gaz des gisements conventionnels, le biogaz ont tous des EROEI très différents. En ne prenant en compte que la seule étape de la combustion du gaz, il est vrai qu’il présente un coût environnemental plus avantageux que le pétrole ou le charbon. Mais on a démontré que le gaz exploité par fracturation du shale possède au final une empreinte écologique épouvantable, pire que celle du charbon en raison notamment de l'énergie consommée pour fracturer et extraire.


L’ÉROEI s’applique à toute forme de production d’énergie : l’hydroélectricité, le nucléaire, la production et consommation du charbon, du gaz, l’éolien, etc. Comme on l’indique dans la figure ci-dessus, l’EROEI est calculé avec toutes des dépenses et toutes les quantités d’énergie produites; cela tient compte des étapes requises pour la construction, l’opération puis le démantèlement des installations productrices de l’énergie. L’indice EROEI est un outil très pertinent non seulement pour comparer diverses formes d’énergie, mais aussi pour évaluer la rentabilité éventuelle d’une source ou d’un gisement, indépendamment du prix de référence de l’unité d’énergie, car l’indice ne varie pas avec le prix; il est fixe pour un gisement et le choix technique.

Dans les gisements de pétrole conventionnels, on obtenait anciennement près de 100 barils dans l’extraction pour l’équivalent d’un baril utilisé pour les produire ; la valeur de l’EROEI était de 100/1. Cette valeur a chuté à ~30 dans les années 70 puis à moins de 15 récemment avec le recours de plus en plus fréquent à des techniques de stimulation des gisements plus marginaux.

Dans le cas des gisements non conventionnels d’hydrocarbures, comme dans le cas du shale Macasty à Anticosti, la valeur de l’EROEI est faible, très proche ou même à la limite de la rentabilité. À Anticosti, il n’y a pas de production encore et il n’y en aura jamais selon moi, car l’EROI y serait proche de la limite la plus basse. Brûler l’équivalent d’un baril pour en produite seulement deux ou trois, cela représente une limite commerciale pour bien des formes de production d’énergie. On comprend qu’il serait absolument absurde de consommer un baril de pétrole pour en produire un seul autre (EROEI = 1); le bilan net de production serait zéro baril. Mais la limite commerciale ne se situe pas à la valeur 1 de l’EROEI, mais plutôt vers la valeur 2 ou 3 (selon la forme d'énergie considérée).

Le coût de l’énergie consommée n’est qu’un des éléments dans les coûts de production ; à cela s’ajoute les coûts du personnel, de l’équipement, les taxes, les marges commerciales, les frais divers, etc. Plusieurs de ces autres facteurs sont eux-mêmes affectés par le prix du pétrole. La limite commerciale se situe là où l’ensemble des coûts de production atteignent la valeur brute de l’énergie produite ; le profit est alors tout juste à zéro. Pour lancer un projet, surtout s’il y a une marge incertaine, il faut que sur papier il y ait un bon surplus en termes de profits anticipés. Même si le prix du baril était à 300$ comme dans la dernière ligne du tableau 1, il n’y aurait toujours aucun profit anticipé, ainsi que zéro marge pour compenser un investissement dans des conditions où un fort risque commercial existe.

Le tableau 1 ne tient pas compte de l’EROEI. Dans ce gisement de pétrole de roche mère comme dans tous les autres du même type, on consommerait beaucoup de carburant pour forer, comprimer pour injecter à forte pression le fluide de fracturation, pomper, transporter les fluides, les hydrocarbures, transporter hors de l’île pour livrer à une raffinerie, etc.  Si le pétrole est à 200$ ou 300$, les coûts de forage ne seront plus à 10M$/puits, mais plutôt à 12M$ et 14M$ respectivement, car on consommerait du carburant plus cher dans ces deux cas hypothétiques. Le tableau 2 montre qu’en tenant compte de l’EROEI, la possibilité de profit fuit devant nous encore plus loin, au fur et à mesure qu’on avance dans le futur hypothétique d’une rentabilité espérée par l’augmentation du prix du baril.


Tableau 2  Hypothèses pour calcul des coûts/revenus en tenant compte de l’EROEI

Prix du baril
Valeur brute
extraite
Coûts d’extraction plus réalistes
Déficit
100$
40 G$
120 G$
80 G$
200$
80 G$
144 G$
64 G$
300$
120 G$
168 G$
48 G$

La rentabilité du gisement d’Anticosti, n’est pas envisageable, ni dans le présent avec un prix du baril avoisinant 50$, ni dans un retour à son prix de 100$, ni à 200$, ni à 300$, ni jamais dans aucune hypothèse raisonnable. J’ai mis ci-dessus dans l’analyse de la non-rentabilité d’exploiter Anticosti uniquement des paramètres commerciaux de base : coûts de production VS valeur brute du pétrole qui serait extrait. Il semble bien que dans les décisions gouvernementales qui touchent les hydrocarbures, il n’y a pour l’instant que ce type d’examen primaire et à court terme qui puisse influencer des décisions.
Je tenais donc à démontrer que même avec cette grille d’analyse très simpliste, la rentabilité n’est pas présente. La grille du tableau 2 n'est nullement une présentation qui aurait la prétention d'une analyse réaliste de ce qui se produira dans un monde économique où le pétrole sera rendu à $200, voire 300$/bbl. Elle n'est présentée ici que dans le but de donner un aperçu de l'utilité de l'EROEI.

Le shale Macasty d’Anticosti ne figure pas sur les cartes les gisements d’hydrocarbures de roche mère, comme cette compilation récente de la firme spécialisée PacWest:



N.B. pour la carte du Canada en haute résolution, voir à ce site : http://pacwestcp.com/wp-content/uploads/2014/06/PacWest-Canada-Map-2014-Color.jpg

L’analyse plus complète de la non rentabilité d’une exploitation de ce type devrait certainement tenir compte des nombreuses autres externalités, pour la plupart très négatives. En ajoutant les coûts environnementaux, le déficit serait encore plus probant.

L’indice EROEI est utile pour raffiner l’analyse économique, mais il n’est pas parfait, car il ne prend en compte comme externalité que l’énergie utilisée, pas les autres coûts environnementaux. L’EROEI est déjà suffisant pour expliquer que l’argent investi à même des fonds publics sous le prétexte qu’il serait utile de connaître la valeur du gisement d’Anticosti, c’est des fonds publics précieux dépensés en pure perte.

*Question: Pourquoi prendre pour ce calcul un taux de récupération de 1% alors que des promoteurs parlent eux de 3 à 5%?
Réponse: tous simplement parce que 1% à 1,4% c'est le taux mesuré dans les quelques gisements de pétrole de shale réellement en production analyse pour Anticosti. Pour Anticosti en l'absence complète de pétrole liquide dans aucun des 25 forages réalisés à ce jour, le choix réaliste et prudent de 1% est de mise. Les taux plus élevés ne sont que des valeurs postulées pour d'autres gisements potentiels, mais pas encore en production. Les pourcentages de récupération postulés ne reposent pas alors sur des données réelles, mais seulement sur des valeurs présentées (et espérées) par les promoteurs.