Conférence présentée à la Rencontre Des Savoirs 2016
Auditorium, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Montréal, 19 novembre, 2016.
organisée par l'Ambassade du Venezuela et de ses consulats généraux à Montréal, Toronto et Vancouver.
Résumé de la présentation
La
productivité des puits avec fracturation décroit rapidement ; en quelques
années, on atteint un très faible débit qui mène à la fermeture des puits. Or
le processus de migration se poursuivra pendant des siècles en remettant en
pression les puits abandonnés. Il est impossible de rendre les massifs rocheux
à leur état antérieur. La durée de vie technologique des puits bouchés est bien
plus courte que celle du processus irréversible de migration des hydrocarbures
enclenché par la fracturation.
Les taux
de récupération des hydrocarbures en place dans les gisements non
conventionnels de roche mère sont beaucoup plus faibles que ceux des gisements
classiques : environ 1,2% à 2% pour le pétrole et entre 8% et 15% pour le
gaz. À l’abandon des puits devenus non rentables, il reste donc 98% du pétrole
et >85% du gaz encore dans le shale fracturé. L’exploitation à grande
échelle des hydrocarbures de roche mère date d’à peine une décennie ; les
données sur les taux de fuites sont encore bien incertaines et mal
inventoriées. La dégradation des puits, la corrosion des tubages, de leurs
bagues de jonction, etc. sont cependant bien connues dans les puits
conventionnels. Les puits avec fracturation possèderont les mêmes limites, mais
aggravées par une problématique nouvelle liée à trois paramètres bien
spécifiques :
1- de très grands volumes de roc
fracturé par des milliers de puits répartis sur des étendues considérables (milliers de km2)
2- une grande proportion (98%) de
pétrole et gaz (85%) laissée en place à la fermeture des puits
3- un massif rocheux modifié de façon
irréversible dans lequel se poursuit le processus géologique de la migration du
gaz et des autres fluides, ainsi que des puits obturés dont on ne connait pas
la durée de vie technique pour résister à la remise en pression du gaz.
L’exploitation
des gisements non conventionnels est souvent présentée par ses promoteurs comme
un « pont » vers les énergies nouvelles plus vertes. C’est un énorme
mensonge, car cela constitue au contraire une voie qui comporte des fuites
d’hydrocarbures certaines, lesquelles seront un ajout significatif aux gaz à
effet de serre, sans compter la problématique de la contamination des nappes
phréatiques.
I – Les roches mères,
les gisements conventionnels et non conventionnels d’hydrocarbures
Il y a de très grandes différences dans les
paramètres et les impacts de l’exploitation des hydrocarbures dans les deux
grands types d’exploitation : les gisements de roches mères et les
gisements conventionnels. Les roches mères sont des formations (en couches, en
strates) de shales et elles s’étendent sur de grandes étendues : plusieurs
milliers de km2. Une partie des hydrocarbures qu’elles contenaient
peuvent avoir migré au cours des temps géologiques vers des couches bien plus
perméables et être restées parfois piégées dans une structure géologique qui
forme alors un gisement conventionnel, comme celui illustré dans l’encart à
droite sur la figure ci-dessous:
Fig. 1 . Gisement non conventionnel (à gauche) - versus gisement conventionnel (à droite)
Contrairement aux gisements conventionnels
localisés dans des structures géologiques bien définies et très localisées, les
gisements de roches mères ne peuvent être exploités sans une modification
drastique de la strate qui contient encore les hydrocarbures disséminés dans
tout leur volume. Il faut avoir recours à une technique de fracturation, en
général la fracturation hydraulique. La fracturation hydraulique augmente de
plusieurs ordres de grandeur la perméabilité du shale. Les bons gisements
conventionnels ne demandent pas de modification du milieu; on les exploite
simplement par pompage. La perméabilité naturelle permet l’écoulement des
hydrocarbures liquide et gazeux vers les puits. Il existe des gisements
marginaux, dont les conditions se situent entre les deux catégories précédentes,
pour lesquels l’industrie applique alors des techniques de stimulation non conventionnelles.
Nous ne traiterons pas de ces cas intermédiaires ici; nous allons
essentiellement analyser les conditions géotechniques et les risques associés
aux gisements non conventionnels de roche mère.
II -
Les conditions géologiques et géotechniques d’un gisement non conventionnel
On peut voir fréquemment des coupes de
terrain qui illustrent la technique de la fracturation appliquée à une couche
de roche mère. La présentation du site Rencontre des Savoirs a aussi utilisé un
dessin 3D animé qui illustre les étapes d’un forage vertical puis qui se
recourbe pour se prolonger à l’horizontal. C’est ce qu’on peut appeler la
vision schématique idéalisée comme la
présente l’industrie. La figure 2 ci-dessous montre comment elle a été
présentée pour le cas du shale d’Utica au Québec: au bas la couche bleu
est le calcaire de Trenton, surmontée de la couche de shale d’Utica (ici la
roche mère ciblée pour une exploitation éventuelle), surmontée finalement par
1000 m de strates
sédimentaires qui recouvrent l’Utica. Dans ce schéma, les puits artésiens et la
nappe phréatique proche de la surface seraient, selon les promoteurs, bien
protégés des effets de la fracturation (en vert) confinée à la seule strate de
l’Utica dans ce schéma idéalisé.
Fig. 2 Les
conditions géologiques telles que l’industrie aime les présenter. Ici l’exemple
de l’Utica. Les chiffres 1, 2 et 3 indiquent la position des bouchons installés
pour sceller les puits en fin de production.
Ayant travaillé en recherche dans ces
formations et dans ce contexte géologique, je suis à même de suggérer un schéma
un peu plus réaliste des conditions qui existent réellement sur le terrain
(fig. 3). Les couches qui
se superposent au shale d’Utica, ne sont pas uniformément du shale peu perméable
comme on a aimé le suggérer. Il y a en plus du shale, des strates plus
perméables de grès et de micro-grès, des couches plus calcareuses, beaucoup de
diaclasage, i.e. des réseaux de fractures naturelles très denses dans les
premiers cent mètres et plus fermées et plus espacées en profondeur. Il y a
aussi des intrusifs sous deux formes : des dykes recoupant les strates et
des filons-couches insérés parallèlement aux strates.
Finalement, dans toutes les Basses-Terres du
St-Laurent, on rencontre de très nombreuses failles; seules les principales
sont montrées sur les cartes géologiques. On sait par les relevés in situ dans les très nombreux chantiers
de travaux publics qu’on recoupe des failles mineures, des répliques spatiales
qui décomposent les grandes failles connues en multiples failles mineures. Le
nombre réel de failles est dix fois plus élevé que les failles montrées sur la
carte géologique. Elles sont qualifiées de mineures par rapport à la présentation cartographique qui
résume une représentation spatiale des volumes géologiques; mais elles ne sont
pas mineures en terme d’impact
hydrogéologique sur la circulation des eaux souterraines.
Fig. 3 Les
conditions géologiques dans l’Utica, beaucoup plus proches de la réalité du
terrain.
Toutes ces discontinuités dans la couche de terrain entre le bas des nappes
et la zone qui subira la fracturation hydraulique constituent potentiellement
des voies de migration lente de fluides. Il y a peu d’information et même très
peu de recherche en cours sur ces zones intermédiaires. La collecte
d’informations hydrogéologiques s’est depuis toujours concentrée sur les nappes
aquifères. Ce qu’il y a en dessous en termes de paramètres hydrogéologiques par
rapport aux risques nouveaux que présente la fracturation intensive et étendue
est à peu près inconnu. L’industrie du fracking
s’est amorcée il y a à peine dix ans ; on connaît très mal le risque de
circulation des fluides dans la zone profonde sous les aquifères, mais on ne
peut certainement pas exclure une possibilité de remontée d’hydrocarbures par
certaines de ces discontinuités.
Ce qui est mieux connu, c’est la possibilité de fuites par
les puits eux-mêmes. Comme tout ouvrage construit par l’homme, il y a
inévitablement une dégradation de l’ouvrage dans le temps. Lors de la fermeture
définitive des puits, l’usage et les règles en vigueur se préoccupent
essentiellement du démontage et du scellement de ce qui est accessible en
surface : la tête de puits. Mais un puits scellé dans le contexte des
gisements non conventionnels dure combien de temps? En d’autres mots, face à l’inévitable
remontée en pression (courbe en vert, fig. 4), combien d’années avant que la perte de capacité technique
(ligne rouge, fig. 4) du
scellement et des autres parties du puits finisse par être dépassée par la
pression de gaz?
Fig. 4 La
dégradation dans le temps de la résistance technique des puits obturés et
abandonnés.
Contrairement à d’autres ouvrages créés par l’homme, un puits
foré ne peut pas être démantelé. C’est encore plus vrai si ce puits implique de
la fracturation : le puits et le grand volume de roc modifié par la
fracturation, ne peut pas être « démantelé ». C’est impossible
d’enlever la présence du puits et de remettre le massif rocheux à l’état
antérieur. La restauration d’un site ne se fait qu’en surface de façon
cosmétique; on coupe le premier mètre des tubages, mais ce n’est là qu’une
infime portion du puits.
La couche de 1000 m sert de barrière étanche dans
la vision idéalisée (fig. 2); c’est peut-être le cas dans les conditions naturelles avant l’exploitation. Quand on aura
traversé cette couche avec 10,000 ou 20,000 puits, ses qualités ne signifieront
plus grand chose. Après
l’exploitation, c’est la nature et la durée de vie du scellement de ces
milliers de trous qui importeront et il est alors illusoire de continuer
d’invoquer la « barrière étanche » de 1000 m.
Les fuites pourront se faire par les puits eux-mêmes
et sans doute aussi par des discontinuités. On voit déjà beaucoup de fuites à
l’emplacement même des puits ; on en détecte aussi loin des têtes de
puits. L’importance complète du phénomène ne se mesurera que des années après
la fin de l’exploitation.
Fig. 5 L’étendue de la fracturation va bien au delà
(300 m, parfois 550 m) de l’épaisseur (~60 m à 100 m) de la strate
de roche mère.
Il faut également préciser que dans la vraie
vie, la fracturation n’est pas confinée à la seule strate de shale qui peut
avoir 60 ou 100 m
d’épaisseur. Les fractures qu’on crée s’étendent couramment sur 200 à 300 m à partir du forage (fig. 5). Elles dépassent parfois
550 m quand le fluide de
fracturation s’infiltre dans une faille.
III - L’impact géomécanique et
hydrogéologique de la fracturation
La très grande majorité des études s’attachent à la
fracturation hydraulique. L’industrie a développé et développera sans doute des
techniques alternatives, mais un fait demeurera toujours incontournable :
la roche mère (shale) a une perméabilité naturelle extrêmement faible et cette
perméabilité doit absolument être augmentée de plusieurs ordres des grandeur (5 à 6 ordres de grandeur: i.e. la
perméabilité après fracturation est augmentée dans le massif d’un facteur entre
100 000 et 1 000 000) pour permettre d’en
extraire des hydrocarbures. L’impact géomécanique de la fracturation décrit
ci-dessous s’applique autant à la fracturation hydraulique qu’à toute autre
technique de fracturation.
La fracturation ne crée des nouveaux vides
communicants que très imparfaitement dans le shale; certains volumes ont une
perméabilité extrême là même où les fractures existent. Elles sont maintenues
ouvertes par les grains de sable (« proppant », fig. 6). Ailleurs dans la masse, la
perméabilité d’origine maintient toujours les molécules d’hydrocarbures
emprisonnées dans la fine matrice de la roche quasi imperméable.
Fig. 6 Mécanisme de migration du gaz dans le shale au
voisinage de nouvelles fractures ; vue du shale à la fin de l’exploitation commerciale. N.B. Une version animée de ce
diagramme avec commentaires est à ce lien : http://youtu.be/FeJvh7T3-pY et à la
minute 6:19 de celui-ci : http://youtu.be/rgupsa48DbM
Dans la masse du roc, mais tout près des nouvelles
fractures, les hydrocarbures présents migrent dès les premiers instants vers
les zones ainsi ouvertes artificiellement. Le méthane migre plus rapidement que
les phases liquides du pétrole. Cette « dégazéification » du shale se
fait de proche en proche, mais le processus de libération des hydrocarbures met
des jours, des mois, des années, des siècles ou des millénaires en fonction de
la distance (mm, cm, dm ou m) qui sépare les molécules d’hydrocarbures de la
fracture la plus rapprochée (fig.
6). La relation de diminution du débit dans ce type de modélisation
donne une décroissance de type hyperbolique; le débit zéro surviendra … à un
temps infini.
Fig. 7 Les courbes de production des puits
exploités par fracturation montre une décroissance très rapide
Les courbes de production montrent un déclin
nettement plus accentué que celles des gisements conventionnels. Mais que bien
que commercialement devenus inintéressants, les débits faibles des puits non
conventionnels sont persistants dans le temps. Ils seront suffisants pour
remettre en pression (fig. 8)
le shale fracturé, car une bien faible partie (8 à 15%) du gaz présent
initialement sort pendant la période de production commerciale. On estime que
plus de 80% du méthane initialement présent dans un shale gazéifère reste
encore à la fin de la production. Dans le cas d’un gisement de pétrole de roche
mère, le taux de récupération est beaucoup plus faible (1,2 à 2%); c’est
environ 98% qui constitue la portion de pétrole qui demeure encore en place
(fig. 8).
Fig. 8 Schéma 3D de trois puits avec extensions
horizontales et le grand volume de la fracturation (en vert).
La fermeture des puits rendus en fin de
production commerciale suit les mêmes procédures que les puits conventionnels.
Que le bouchon de béton soit de 20 m 30 m ou
plus ne change pas la donne, car il n’y a que l’intérieur du tube de production
qui reçoit ce bouchon. La qualité de scellement des autres espaces annulaires
n’est aucunement modifiée; or c’est souvent là que se font les fuites.
Une fois la tête de puits découpée au
chalumeau et la plaque de scellement soudée, ces puits abandonnés ne sont plus
accessibles, plus inspectables en profondeur. Les dégradations des coulis et
des aciers des tubages sont bien présentes dans les puits conventionnels. Les
nouveaux puits dans les roches mères auront en plus subi de nombreux impacts
mécaniques et chimiques reliés à la fracturation. Le lent processus géologique
de migration d’hydrocarbures vers les fractures et vers le puits enclenché par
l’augmentation artificielle de la perméabilité dans une très grande masse de
shale, ne va pas s’arrêter parce qu’on a décidé de fermer le puits.
Fig. 9 Les causes les plus courantes des fuites dans les
espaces annulaires entre les tubages. Non illustré sur le diagramme, il y a en
plus les jonctions de tubages qui ne sont jamais étanches.
Les causes des fuites dans les espaces annulaires des
puits obturés sont énumérées sur la figure 9 qui reprend à droite la liste de
l’Alberta Utilities Board. À cette liste, nous ajoutons trois autres
causes :
1) Propagation
d’une fissure annulaire de retrait (contraction lors du durcissement) dans le
coulis de ciment. Cette fissure s’amorce en général à partir du bas du puits;
bien que très mince (<0,1mm), elle offre assez d’espace pour la migration du
méthane.
2) Les
bagues d’assemblage : l’industrie présente toujours les animations et les figures
3D comme si les tubes étaient continus sans aucun joints. Or il y en a des
centaines dans chaque assemblage de sections pour chaque puits (fig. 10). Ces assemblages par
bagues sont le lieu d’amorces de corrosion. Les fabricants de ces bagues
d’assemblage précisent bien qu’elles ont un rôle mécanique simple; jamais elles
ne sont conçues pour fournir une étanchéité. C’est au coulis de scellement que
revient ce rôle.
3) La
mise en place du coulis se fait dans un espace très étroit à partir du bas du
puits. Une contre-pression est calculée pour empêcher l’infiltration d’eau ou
de gaz présent dans certains horizons; ce gaz ou cette eau ne doit pas entrer
dans le coulis liquide. C’est la théorie ça; dans la réalité sur une distance
parfois de 2000 m, il est impossible d’avoir une prise
(durcissement) du coulis optimisée pour empêcher toute infiltration. Dès que le
coulis a durci quelque part dans la colonne, il devient impossible de s’assurer
que la pression convenue reste maintenue dans le reste de la colonne, là où le
coulis est encore liquide. L’eau et le gaz s’infiltrent, créent des vides dans
la colonne et il y a perte de scellement (fig. 11). Ce phénomène a des conséquences parfois
catastrophiques comme dans le cas de la plateforme Deep Water Horizon.
Beaucoup de cas moins catastrophiques existent de façon courante; ils sont la
cause des fuites dans les scellements des puits.
Fig. 10 Les jonctions de tubage ont un rôle d’assemblage
mécanique, jamais d’assurer l’étanchéité parfaite; c’est au coulis, qui doit
remplir parfaitement l’espace roc-tubage, que revient ce rôle.
Fig. 11 La perte de cohésion du coulis survient durant la
phase critique avant la prise du ciment; les venues d’eau et/ou de gaz créent
des vides là où la contre-pression n’opère pas comme prévu.
Dans toute analyse de la question des fuites
possibles, il faut évaluer les deux paramètres essentiels :
1)
Il faut des voies
de circulation possible : nous avons vu que chaque puits abandonné une
fois son scellement dégradé devient un chemin potentiel. En plus, il y a
possiblement les chemins naturels préexistants (diaclases, failles, etc.)
réactivés par la nouvelle présence d’un shale fracturé juste en-dessous.
2)
Il faut aussi qu’il y ait une source d’hydrocarbures en phase de gaz
ou de liquide, pour alimenter la fuite. Pour ce paramètre, les sites
d’exploitation non conventionnels seront très différents des sites
conventionnels.
Dans puits conventionnel de 2000 m par exemple, on aura modifié
un volume de roc d’environ 1000 m3
en considérant que des microfissures se sont créées localement par la tête de
forage dans une distance radiale de 30 cm (fig. 12
à gauche). Dans ce volume s’il y a des couches emprisonnant un peu de gaz,
elles seront des sources potentielles de fuites de gaz dans l’espace annulaire
du puits. Il y a en plus comme source potentielle le gaz qui reste dans un
gisement conventionnel en fin d’exploitation; il restera y encore du gaz, mais avec
une pression très abaissée par l’exploitation efficace du gisement.
Fig. 12 Comparaison de l’ampleur du potentiel de génération
de fuites de méthane entre deux contextes distincts: 1) deux cas de puits sans
fracturation 2) cas de puits avec
fracturation - dessin 3D à l'échelle.
Dans le cas des gisements non conventionnels
il y a en plus des impacts très significatifs créés par la
fracturation artificielle du shale de roche mère. Le volume de roc modifié par
la fracturation dans un seul puits est de l’ordre de 50 Mm3
à 150 Mm3 (fig. 12 à droite). C’est un volume source 50,000 à 150,000 fois
plus grand que le cas du puits conventionnel.
Les problèmes de fuites possible à moyen et
long termes seront fort probablement beaucoup plus importants et plus complexes
que ceux rencontrés dans les anciens puits des gisements classiques. Et comme
on n’exploite pas ces nouveaux gisements étendus avec quelques dizaines de
puits, mais bien avec quelques dizaines de milliers de puits, la problématique
des fuites et de la contamination sera généralisée à tout un territoire de
milliers de km2, i.e. toute l’étendue de la formation de shale
impliquée dans l’exploitation. La figure 13 montre une portion de gisement de
roche mère de 1,25 km x 3,2 km drainé avec une plateforme de 10
puits. Ces installations sont juxtaposées en continu sur de très vastes
territoires. Elles occupent 2 à 6% de la surface du terrain, mais 100% du
territoire en profondeur. L’impact global en termes de potentiel de fuites
couvrira aussi 100% du territoire affecté.
Fig. 13 Plateforme avec dix puits couvrant 4 km2; l’espacement horizontal entre les puits est fixé ici à
250m; c’est une valeur approximative, car dans la réalité, les puits dévient
fréquemment de plusieurs dizaines de mètres par rapport à la position prévue.
Les causes des fuites ont été étudiées et
analysées pour et par l’industrie, car cela affecte le rendement des
installations pendant l’étape de la production commerciale. Plus rarement
s’est-on attaché à regarder le vieillissement de ces structures, une fois qu’on
s’en est départies. La figure 14 est tirée d’une étude Schlumberger sur 15 000 puits dans des gisements
conventionnels (Brufatto, 2003). On
constate que la dégradation des structures est rapide : 5% des puits d’âge
zéro ont des fuites; cela grimpe à 50% des puits qui ont 15 ans d’âge. On obtiendrait des
distributions statistiques semblables si on analysait des viaducs par exemple;
le vieillissement des structures d’acier et de béton (ou coulis de ciment dans
le cas des puits) est incontournable et les ingénieurs quantifient toujours
leur durée de vie spécifique. La
durée de vie technologique moyenne, celle où on a 50% de probabilité de trouver
un état de dégradation rendue au point où l’ouvrage ne peut plus soutenir les
charges prévues, représente toujours quelques décennies, rarement plus. Cela
peut atteindre 40-80 ans
dans le cas des viaducs qui ont un bon programme d’inspection et de réparation
en continu. Comme rien de cela n’est prévu pour les puits obturés, leur durée
de vie est plus courte.
Fig. 14 Étude Schlumberger montrant l’effet du
vieillissement sur le potentiel de fuites
incontrôlées.
La question à se poser ensuite est toute
simple : pourquoi devrait-on penser que les puits obturés puissent être
éternels? Ne doit-on pas s’attendre à ce
que l’autre 50% qui semblent intacts encore après 15 ans dans la figure 14
finissent comme les autres? 100% des puits donc au final, finiront un jour par
être dégradés. Si on a affaire à des puits bouchés devant contenir pour des
siècles le méthane encore présent et mobile dans des gisements de roche mère,
ne devrait-on pas se poser la question de la durée de vie technologique des puits obturés? Le méthane mentionné
ici, n’est pas le seul fluide mobilisable; il y a bien d’autres hydrocarbures,
des saumures, etc. qui pourront éventuellement emprunter les mêmes voies de
fuite. Ces puits fautifs, reliés directement aux strates fracturées vont avoir
un impact environnemental et pas conséquent un impact économique négatif bien
après la fin de l’exploitation.
IV - Quelle est la rentabilité pour la société?
L’industriel qui détient des permis
d’exploitation déterminera si ses dépenses pour explorer et pour exploiter lui
laissent un bénéfice en fin d’opération, y compris les couts de fermeture des
puits. Les législations règlementent les activités
de l’industrie; toutes ont cependant un « bug » fondamental :
elles limitent leur application aux deux seules étapes où il y a des activités, i.e. les deux étapes dans la
portion en jaune au début de l’échelle de temps de la figure 15 ci-dessous.
Tous les impacts (et leurs couts) à moyen et long termes qui suivent la
fermeture des puits (au temps F, fig. 15
ci-dessous) ne sont pas pris en compte.
Fig. 15 La question de la rentabilité – non rentabilité
pour la société dans son ensemble, en tenant compte des coûts après
l’abandon des puits ; deux inconnues de taille : la durée de vie
technique des puits obturés et le coût de leur suivi/réparation à
perpétuité.
Ce même cadre de temps, limité aux deux
seules étapes Exploration
et Exploitation,
a aussi servi à définir toutes les études gouvernementales des commissions
d’études que le gouvernement du Québec a mis sur pied entre 2010 et 2015 (BAPE, ÉES). En ne retenant comme cadre d’étude
que les seules « activités » de l’industrie, on est passé à côté de
toutes les questions que je soulève dans le présent texte. Après la fermeture
définitive des puits, ces structures sont transférées dans le domaine public.
L’analyse de la rentabilité économique est faussée dès le départ en ne tenant
pas compte de ce qui survient après; quels seront les couts de surveillance, de
réparation des puits, les couts environnementaux des fuites, etc.?
La durée de vie technologique (fig. 15) des puits obturés est une donnée encore inconnue certes, mais cruciale. Le rapport CAC 2014 souligne à juste titre que les nécessaires réparations des puits auront elles-mêmes un caractère non permanent : « This raises the possibility of needing to monitor wells in perpetuity because, even after leaky older wells are repaired, deterioration of the cement repair itself may occur » (CAC 2014, p.193). Ainsi de suite de 25 ans en 25 ans peut-être il y aura à refaire des travaux; c’est ce qui est schématisé par les réparations de réparations sur la figure 15: durée de vie d’une réparation: vert = OK rouge = à refaire.
L’exploitation des gisements de roche mère a
été lancée dans un cadre règlementaire inadéquat hérité d’un autre âge, sans
qu’il n’y ait de véritable évaluation de ses impacts. Il est fort probable que
les couts dépassent largement ses avantages pour la société dans son ensemble
et que les redevances que pourrait toucher le gouvernement pendant l’étape de
l’extraction (fig. 15) ne
seront jamais à la hauteur de l’ensemble des frais que la société devra assumer.
Fig. 16 Le grand
mensonge de certains promoteurs de l’exploitation de gisements non
conventionnels.
Les promoteurs de ce type d’exploitation
présentent souvent le passage par les gisements non conventionnels comme une étape de transition entre les
hydrocarbures conventionnels et les énergies plus vertes (fig. 16). C’est un très grand
mensonge, car c’est au contraire un grand bond en arrière. Les impacts
environnementaux sont toujours plus considérables dans ces types non
conventionnels d’exploitation de pétrole ou de gaz.
Malheureusement le lobby industriel a bien
réussi à implanter cette contre vérité à force de répéter son message, jusqu’au
gouvernement du Québec. Le projet de loi 106 déposé récemment a pour but officiel
une mise en œuvre d’une transition énergétique; or 50 des 80 pages du projet de
loi présentent plutôt une suite d’articles visant les nouvelles exploitations
de gaz et pétrole, y compris les gisements où l’exploitation de shale
pétrolifère se fera par la fracturation hydraulique. Le gouvernement retient
donc la vision de l’industrie où l’exploitation de gisements marginaux par
fracturation hydraulique est faussement présentée comme une étape d’une
transition écologique.
Faut-il exploiter jusqu’à la dernière goutte
de pétrole sur terre? La réponse à cette
question a été donnée certainement dans les prises de conscience récentes des
changements climatiques. Mais déjà lors du premier choc pétrolier de 1973, une citation
attribuée au ministre saoudien du pétrole apportait une réponse à
méditer :
Fig.
17 Faut-il exploiter jusqu’à la dernière goutte de
pétrole sur terre?
Conclusion
Le débat scientifique autour de la question
du gaz et du pétrole de schiste est le parent pauvre parmi tous les autres
aspects de ce dossier. Ce qui se passe dans le shale, quand la fracturation
amorce le processus de migration des hydrocarbures, ce qui se passe en termes
d’effets mécaniques et chimiques (corrosion) sur les parties des puits, matériaux
de scellement surtout, en fin de vie commerciale, n’a pratiquement pas été
étudié. La rentabilité réelle* sur une durée qui dépasse celle de l’activité
même de l’industrie sur le terrain, n’a pas non plus été étudiée.
L’implantation de milliers de puits pour
rejoindre et fracturer l’ensemble du volume d’un gisement d’hydrocarbure de
roche mère, c’est implanter des milliers d’ouvrages qu’il est impossible de
démanteler (sauf la tête de puits). La fracturation du shale est une
modification irréversible, permanente du substratum. La durée de vie
technologique des puits bouchés en fin de production laisse en plan leur
gestion par la collectivité, leur réparation, puis réparation de réparation, « in perpetuity » selon les
termes de l’étude CAC 2014.
L’analyse comparative des données disponibles,
celles des gisements conventionnels versus
celles des gisements non conventionnels mène à une évidence : les risques
technologiques dans les nouvelles formes d’exploitation des hydrocarbures de
roche mère vont être beaucoup plus intenses et beaucoup plus étendus dans le
temps comme dans l’espace. L’étude la moindrement sommaire des couts et des
impacts des fuites prévisibles, pendant et longtemps après l’exploitation pourrait
démontrer à coup sûr la non rentabilité de ce type l’exploitation.
Le sujet est très nouveau, les données
scientifiques et les publications sur les puits abandonnées sont rares même pour
les puits conventionnels; elles sont encore à venir pour les batteries de puits
dans les shales fracturés. Ma conclusion personnelle à toute cette recherche
est qu’il y a de grandes zones d’ombre dans l’analyse des risques
technologiques, mais que jusqu’à maintenant on s’est limité dans les diverses
commissions d’études à examiner seulement les secteurs éclairés, ceux où l’industrie pointe sa lampe…
* La rentabilité réelle pour la société implique l’ensemble des coûts; jusqu’à maintenant les études réalisés pour les commissions d’étude, ne se sont référé qu’au cadre opérationnel défini par l’industrie.
Références
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2010. Shale Gas-Abundance or Mirage? Why The Marcellus Shale Will Disappoint
Expectations The Oil Drum
Brufatto et al 2003. From Mud to Cement—Building
GasWells, Oilfield Review Sept 2003, pp 62-76. (http://www.slb.com/~/media/Files/resources/oilfield_review/ors03/aut03/p62_76.ashx)
Canada 2014. Règlement
sur le forage et l’exploitation des puits de pétrole et de gaz au Canada http://lois-laws.justice.gc.ca/fra/reglements/C.R.C.,_ch._1517/TexteComplet.html
Conseil des académies canadiennes (CAC) 2014. Incidences
environnementales liées à l’extraction du gaz de schiste au Canada, 266p. (http://www.scienceadvice.ca/uploads/eng/assessments
and publications and news releases/shale gas/shalegas_fullreporten.pdf)
Durand,
2012. Les dangers potentiels de
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