Note préliminaire: il y a une version vidéo condensée (13 minutes) de cette étude.
RÉSUMÉ : L'analyse ci-dessous démontre hors de tout doute que la rentabilité strictement commerciale d'exploitation d'hydrocarbures à Anticosti est inexistante, même dans les hypothèses les plus optimistes. Cette analyse se fonde sur l'ensemble des données géologiques, incluant les forages les plus récents. La compilation des données géologiques a été réalisée par Chen et al. de la Commission Géologique du Canada (2016). Nous avons repris ces données pour faire une évaluation de l'exploitabilité des ressources en pétrole et en gaz, en tenant compte essentiellement de la valeur extraite et des coûts commerciaux de l'exploitation, sans même parler des coûts environnementaux et sans ajouter non plus le coût des redevances. La conclusion sans appel est que la valeur des ressources exploitables est bien inférieure aux coûts d’exploitation.
En
mai 2016, la Commission Géologique du Canada a mis en ligne le rapport #8019 rédigé par Chen et al. [réf.1]. Cette
étude constitue une évaluation complète sur le potentiel des ressources gaz et
pétrole en place à Anticosti; malheureusement la version française du
rapport comporte des erreurs sur la quantité de la ressource. Aux pages 2, 54, 56
et 59 (l’erreur existe aussi p. 2, 53 et
54 dans la version en anglais) on
indique au final de l’évaluation des ressources en place 42,1 milliards de
barils équivalents pétrole (Gbep) qui seraient la somme de 32,3 Gbep en pétrole
+ 52,4 Tpc en gaz convertis en bep ; mais ces valeurs sont incompatibles
avec le taux de conversion (6000pc=1bep) que
l'auteur indique avoir pris.
J’ai
contacté directement Z. Chen l’auteur principal ; quelques échanges de
courriel ont permis d’éclaircir cette erreur. Les bonnes valeurs sont au tableau
7 page 49 dans le rapport en anglais m’a-t-il indiqué, et effectivement avec la valeur 40,6 (ci-dessous), cela balance:
Tableaux
1 et 2 - Différences des valeurs entre les versions anglaise et
française *:
On
y voit les estimés pour les probabilités 95%, 90%, 75%, 50%, 25%, 10% et 5%. Les
valeurs diffèrent toutes du même tableau dans la version en français. Il
est regrettable qu’aucun des co-auteurs francophones de cette publication
(D. Lavoie, M. Duchesne ou M. Malo) n’ait détecté et corrigé ces
erreurs dans le tableau du texte français. Mais malgré ces petits bugs, leur étude est de très haute qualité. Elle fait ce que l'ÉES Anticosti (Évaluation Environnementale Stratégique) a très mal fait, malgré les millions dépensés: une évaluation de la ressource avec l'ensemble des données géologiques, incluant les forages des campagnes récentes (2014 et 2015). Le rapport final de l'ÉES Anticosti reprend sans nuance les erreurs du chantier Économie. Nous le commenterons dans la dernière partie de notre texte en analysant spécifiquement les ressources que correspondraient au cas du scénario "optimisé" retenu dans le rapport final [7].
Nous
ne retiendrons pour la suite que les valeurs de la probabilité 50%, celles
qu’on cite toujours dans les études précédentes [2], [3] et [4]; ces
valeurs sont 32,2 Gbarils en pétrole et 51,2 Tpc en gaz (qui équivalent à
8,4 Gbep). Au total des ressources pour toute l’Île d’Anticosti on a
40,6 milliards de barils équivalents (40,6 Gbep). Les estimés précédents étaient
en 2011 chiffrés à 46,1 Gbep, puis révisé en 2015 à 42,9 Gbep. Mais est-ce vraiment
comparable, car les estimés de Chen et al. se rapportent à toute la superficie de l'Île, pas seulement aux territoires sous permis? C’est ce que nous analyserons dans le billet de ce mois-ci.
Le
rapport Chen et al. [1] présente comme résultat final de l’étude deux cartes qui
montrent la densité du pétrole (fig. 1) et du gaz (fig. 2) en place. Les auteurs se sont volontairement arrêtés à cette étape; ils ne sont pas entrés dans une répartition des ressources entre les trois détenteurs de permis, ni dans une évaluation de ce qui serait récupérable dans un scénario de développement. Ils ne se prononcent pas évidemment sur la rentabilité, ou la non rentabilité, de cet hypothétique gisement. L'objet de ce billet de juin 2016 est de compléter ces évaluations.
Nous avons
délimités les quatre zones : les permis de Junex, le permis de Transamerican
Energy et les 38 permis d’Hydrocarbures Anticosti ; dans
l’encadré il y a la 4e zone, i.e. le reste de l’île constitué par le parc et et les réserves (fig.1 ci-dessous).
Figure
1 Pétrole en place exprimé en millions
de barils par mille carré et par km2 (échelle de couleurs à gauche) – tiré de
la figure 34 de Chen et al. 2016.
Deux
« sweets spots » apparaissent nettement au centre et à l’ouest de
l’Île ; le plus à l’ouest correspond au site retenu pour le forage prévu
Canard_HZ (x) et l’autre est près du site du forage Jupiter_HZ (x). Le troisième forage
prévu, La Loutre HZ (x), se situe entre les deux.
Figure
2 Gaz en place exprimé en milliards
pieds cubes par mille carré et par km2 (échelle de couleurs à gauche) – tiré de
la figure 37 de Chen et al. 2016.
La densité en gaz (fig. 2) est nettement plus élevée dans la partie sud-ouest de l'Île. Cela s'explique en bonne partie par l'épaisseur plus élevée du shale Macasty au sud de la faille Jupiter et cela s'explique aussi par la profondeur d'enfouissement plus élevée qui produit surtout du gaz au détriment des hydrocarbures plus liquides.
À
partir de ces deux cartes de densité, nous avons pondéré et calculé les
quantités de pétrole et de gaz en place dans les territoires des trois
détenteurs de permis, ainsi que les quantités qui sont « gelés » dans
les secteurs des parcs et des réserves. Le tableau ci-dessous indique les résultats
obtenus :
Tableau
3 - Estimés pour les zones de
permis: Junex, Transamerica et HA S.E.C. et pour
les parcs
Les proportions des phases gaz et pétrole en place varient un peu
(13% à 25% pour le gaz – 75% à 87% pour le pétrole). Donc le Macasty contiendrait
surtout du pétrole et environ un cinquième en gaz. Il faut exclure du total des
hydrocarbures en place (40,7 Gbep) ceux contenus dans les territoires hors des
permis (3,7 Gbep) ; il reste donc 37,0 Gbep pour la somme dans les permis des
trois détenteurs.
En
2011 et en 2015 il y avait eu des estimés de la ressource en place pour les
territoires sous permis ; on peut les voir résumés au tableau ci-dessous :
Tableau
4 - Variation dans le temps des estimés
de la ressource en place:
Les données pour 2011 et 2015 du tableau 4 sont tirées des références [2], [3] et [4]. Les données de 2016 sont calculées à partir des cartes de Chen et al. [5].
À
Anticosti, on constate qu’avec le nombre croissant de données (vingt forages en
2011, puis cinq de plus en 2015 et au final trente-deux forages en 2016), les estimés se
sont affinés, mais dans le sens d’une diminution des valeurs attribuées ressources
hypothétiques (46 -> 43 -> 37 Gbep). L'évaluation de la somme Gaz + Pétrole dans la zone des permis d'Hydrocarbures Anticosti diffère très peu pour les deux estimés 2016 et 2015: 28,8 Gbep en 2016 et 30,7 Gbep en 2015. Par contre l'estimé qu'a fait la firme NSAI en 2011 [réf. 2] pour les permis de Junex surestime (à 12,2 Gbep) de près de 60% la valeur récente (7,7 Gbep). Il faut préciser aussi que
depuis 2011, Junex n'a pas fait aucun nouveau forage sur le territoire
de ses cinq permis à Anticosti. Junex n'a pas pu convaincre aucun partenaire pour une campagne de
forage en 2014. La valeur de 2011 n'avait donc jamais été réévaluée depuis.
En
octobre 2015, un rapport pour l’ÉES signé Ministère des Finances [réf. 5] a fait la manchette en postulant
qu’Anticosti serait un gisement de gaz à 77,5% et 22,5% en pétrole. Cette
évaluation était établie pour un scénario « optimisé » où 4155 puits
couvrant 1662 km2 dans une partie de l’Île. L’évaluation de l’ÉES assez paradoxalement n’a pas été faite avec les données des travaux récents sur Anticosti ;
elle se basait surtout sur une
transposition de données observées en Ohio. De plus elle comportait des erreurs méthodologiques vivement dénoncées. Le rapport final de l'ÉES Anticosti [7] reprend telles quelles
toutes les valeurs du rapport de l'an passé du Ministère des Finances [5]
avec les mêmes conclusions erronées** quant aux estimés d'hydrocarbures
récupérables.
Les
nouvelles données de la CGC 2016 sont bien plus complètes, car elles intègrent tous les forages les plus récents (2014 et 2015). Avec les résultats de l'étude de Chen et al., nous avons repris ci-dessous (fig. 3) les densités de
gaz et de pétrole en place dans le territoire retenu pour le scénario « optimisé » de l'ÉES:
Figure
3 Gaz et pétrole en pour le scénario
«optimisé»; pour la légende des couleurs, voir fig. 1 et
2.
Ce
territoire englobe les deux « sweet spots » pour l’huile; il ne
couvre qu’une partie de la zone la plus riche en gaz (comparez les fig. 2 et 3).
Ce territoire des 4155 puits se situe partiellement dans les permis
d’Hydrocarbures Anticosti et de Junex, ainsi que dans la totalité de l’unique
permis de Transamerican Energy. Les
valeurs de la figure 3 nous ont permis de pondérer la répartition des densités
et ainsi calculer les quantités de pétrole et de gaz en place dans le
territoire du scénario « optimisé ». Ces valeurs sont présentées dans
la colonne de droite du tableau 5 ci-dessous :
Tableau
5 - Ressources estimées en place dans le
cas du territoire du scénario de 4155 puits – la dernière colonne à la droite
du tableau :
La
proportion des hydrocarbures en place reste ~ ¾ en pétrole et ~ ¼ en gaz (plus
précisément 74% et 26%) dans ce scénario "optimisé", sensiblement les mêmes que dans l'ensemble des permis. Ces valeurs que nous avons calculées avec les données de l'étude de la CGC [1] diffèrent de celles qui se retrouvent à la base des données présentées par les rapports produits par l'ÉES [5], [6] et [7] pour la simple et bonne raison que ces valeurs viennent de ce qui a été récemment compilé pour Anticosti, alors que celles de l'ÉES ont été tirées l'an passé d'une simulation théorique basée sur des proportions observées en Ohio.
Les
pourcentages de récupération sont dans les cas réels très
différents pour le gaz et pour le pétrole. Dans les gisements en exploitation on constate qu’entre 1,2 et 1,8%
du pétrole et entre 8 et 15% du gaz en place peut être récupérable. Entre les
valeurs « en place » et les valeurs « récupérables », les
proportions des phases s’inversent : plus de gaz que de pétrole
sortiraient des puits. Les résultats projetés sont dans le tableau 6.
Les
valeurs des estimés Bas et Haut (encadrés bleu et rose dans le tableau 6) constituent les estimés les plus précis et les
plus réalistes qu’on peut faire en ce moment. Est-ce que cela donnerait une
possibilité d’exploitation rentable ? Prenons le cas le plus optimiste
(encadré rose du tableau 6) : 2095 milliards de pieds cubes de gaz
récupéré par 4155 puits et 0,117 milliards de barils de pétrole récupérables
donneraient respectivement 9,4 G$ (pour
le gaz à 4,5$/1000pc) et 11G$ (pour le pétrole à95$/baril); un peu plus de 20 milliards de dollars au
total pour la valeur brute extraite. Mais les dépenses de forage,
d’exploitation et de transport représenteraient beaucoup plus: 95
milliards de dollars [réf. 5]. On voit bien que même en espérant une remontée
spectaculaire bien au-delà de 95$/baril en 2020 ou après, il n'y a ici aucune rentabilité
possible.
Tableau
6 - Ressources récupérables dans le cas du scénario de 4155 puits ;
estimés Bas, Haut et l’estimé dans l’étude AEC-No1&2 :
L’étude
AECNo1&2 précise p.17 que 11683 Gpc représentent 4,7% du gaz en place et que 584 millions de barils constituent 1,4% du pétrole en place, ce
qui donnerait pour tout le gisement 43 milliards de bep en gaz + la même valeur
en pétrole !**
La
colonne de droite du tableau 6 reprend les valeurs publiées dans l’étude du
ministère des Finances 2015 [réf. 5] pour montrer qu’elles étaient cinq à
six fois surestimées : gaz 11683 Gpc au lieu de 2095 Gpc ; pétrole : 584 millions de barils au lieu
de 117 Mbbl. Cette étude a été dénoncée pour son manque de crédibilité et son erreur qui compte en
double la donnée de départ utilisée : 43 Gbbl.
« dans le cas du scénario « Optimisé », pour
l’ensemble des puits, la production pourrait totaliser 11 683 Gpi3
et 584 millions de
barils de pétrole sur 75 ans; la production totale de gaz naturel et celle de
pétrole sur la superficie exploitée correspondent respectivement à 4,7 % et à
1,4 % des
hydrocarbures initialement en place estimés pour les permis d’Hydrocarbures
Anticosti et de Junex sur l’île d’Anticosti » [réf. 5, p. 17]. Chacune de ces deux valeurs donne 43 milliards de barils en place; c'est donc pour arriver aux estimées de l'étude AEC-No1&2 [réf. 5] une ressource qui correspond à 43Gbbl (pétrole en place) + 43 Gbep (gaz en place) => 86 milliards de barils équivalents ! L'étude AECNo1&2 a cependant servi de base à plusieurs autres à l'ÉES, toutes ont répercuté la même erreur. Même le rapport final [7] publié ces jours-ci reprend sans discussion ces valeurs erronées. Pourtant l'ÉES a été informé dès janvier 2016 de la nature de cette erreur.
Si
on envisageait qu’une exploitation qui se limiterait aux deux seuls
« sweets spots », là où la densité la plus élevée de pétrole (fig. 1) atteint 10 millions de barils en place par km2, il faudrait quand
même prévoir le coût de forer-fracturer 2,5 puits/km2. Ces puits coûtent au départ 25 M$ (en supposant un coût optimiste de 10 M$/puits), mais il faut en
plus tenir compte d’une répartition des frais d’infrastructures pour la
liquéfaction/traitement-transport du gaz (environ 10 G$) à mettre en place
avant le début de la production. Combien peut-on tirer de chaque kilomètre
carré fracturé dans le meilleur « sweet spot » ? En tablant sur un taux de récupération de 1,2% ou 1,8% du
pétrole présent, cela donnerait entre 120000 et 180000 barils. Même à 100$/baril l’exploitation
des seuls « sweets spots » ne rapporterait pas assez (12 M$ à 18 M$)
pour payer le coût des puits (25 M$/km2). Inutile de préciser que les
frais d’opérations et les coûts des installations de liquéfaction pour
exploiter le gaz dans une parcelle limitée seraient eux-mêmes prohibitifs et donc
impossibles à rentabiliser avec seulement les quelques centaines de puits qui
correspondraient à un ou deux « sweets spots ».
L’étude avantages-coûts, la dernière étude de l'ÉES publiée en mars 2016 [6] constatait
discrètement (p. 61) que « … les
valeurs de référence retenues initialement dans la présente AAC ne permettaient
pas d’obtenir une valeur privée positive… » même si elle aussi se fondait sur les données très optimistes de l’étude AECNo1&2 [5] (celles placées dans la colonne de droite du tableau 6). C’est dire qu’avant
même de tenir compte des impacts et des externalités, il n’y a pas d’intérêt
économique pour un éventuel exploitant. On le sait maintenant avec des chiffres de plus en plus précis.
* En date du 13 juillet 2016, les erreurs que j'ai signalées dans le texte français ont été rectifiées par les auteurs du rapport.
** C'est sur cette base fausse que le rapport final de l'ÉES ([7] p.V) fait miroiter des retombées de deux milliards/an sur le PIB du Québec.
Références :
[1]
Chen, Z., Lavoie, D., Jiang, C., Duchesne, M.J. et Malo, M., mai 2016.
Caractéristiques
géologiques et évaluation des ressources pétrolières de la Formation de
Macasty, Île d’Anticosti, Québec, Canada; Commission géologique du Canada,
Dossier Public # 8019, 70 p.
Rapport en français, et rapport en anglais
[2]
Netherland, Sewell and Associates Inc. (NSAI) 2011. Évaluation du potentiel des
233275 acres des permis de Junex à Anticosti. N.B. La référence du rapport
lui-même n’a pas pu être localisée, mais on peut citer en référence le
communiqué émis par Junex.
[5]
ÉES chantier Économie. Ministère des Finances, octobre 2015. Évaluation financière, évaluation des retombées économiques
et scénarios possibles de développement de l’exploitation d’hydrocarbures sur
l’île d’Anticosti. 98 p.