Le 8 février 2017, Questerre Energy Corporation a émis un communiqué qui annonce une relance dans les travaux d’exploration/exploitation du gaz
dans le shale d’Utica. Il s’agirait selon le pdg M. Binnion de
projet(s)-pilote(s) dans la région de Bécancour et/ou Lotbinière.
Questerre détient directement un seul des 77 permis actuellement en vigueur dans la
liste du MERN (permis # 2005PG773) ; ce permis correspond à un
territoire de 218 km2 dans la région de St-Jean d’Iberville (zone
verte dans la fig. 1 ci-dessous). Questerre ne détient donc directement que
1,7% du territoire de l’Utica sous permis (13129,92 km2) dans les
Basses-Terres du St-Laurent.
Figure 1: Liste et carte des permis d'exploration d'hydrocarbures dans l'Utica des Basses-Terres - données MERN 27 janvier 2017. |
Talisman Energy, devenu Repsol Oil & Gas Canada Inc. le 8
mai 2015, possède la plus grande part de ces permis : 3666 km2
pour vingt permis qui représentent 28% du territoire (teinte orange,
fig. 1). À noter que Talisman avait
radié ses principaux actifs au
Québec en 2012, et Questerre avait
annoncé la même chose en 2016. Les
permis de recherche d’hydrocarbures demeurent cependant en vigueur à leur nom. Le
site WEB de Repsol ne fait aucune mention d’actifs au Québec ; le site WEB de
Questerre par contre les décrits globalement. Questerre est partenaire de
Repsol qui a aussi un lien de partenariat avec Intragaz détenteur de 767 km2 en permis. Les neuf permis d’Intragaz sont localisés aux deux sites d’opération de
stockage souterrain de gaz de la compagnie : Pointe-du-Lac et St-Flavien
(zones en rose dans la figure 1).
Pourquoi Bécancour et pourquoi Lotbinière ? L’objet ce de
texte est d’analyser les données sur chacune de ces deux régions. Il y a eu des
très fortes oppositions populaires lors de la précédente campagne de forages
d’hydrocarbures dans les Basses-Terres du St-Laurent. M. Binnion indique
vouloir maintenant regarder les possibilités dans deux zones « faiblement peuplées ».
Bécancour possède un vaste parc industriel situé en bordure du fleuve, juste à l’est de l’embouchure de la
rivière Bécancour (fig. 2). Ses promoteurs sont toujours intéressés à de nouveaux
projets ; le député local (CAQ), les chambres de commerce, etc. sont
ouverts à donner leur appui à ce type de développement industriel. Le conseil
du patronat et les chambres de commerce ont invariablement présenté des
mémoires (BAPE, ÉES, etc.) favorables au développement de l’exploitation des
hydrocarbures au Québec. L’avantage d’un parc industriel, c’est avant tout qu’il
n’a pas de résidents, pas non plus de conflits éventuels avec des opérations
agricoles. En annonçant ce projet-pilote, on peut penser que M. Binnion pourrait
de plus souhaiter un apport de fonds publics, comme cela s’est produit avec
Pétrolia à Anticosti.
Le communiqué de presse de Questerre parle d’un projet-pilote de
36 000 acres ; c’est donc une zone plus étendue que le territoire du parc
industriel délimité ci-dessus en magenta. Trente-six mille acres correspond à
un peu plus qu’un carré de 12 km de côté (en jaune, fig. 2).
Lotbinière est certes une région agricole, mais elle possède aussi une
vaste zone forestière inhabitée que lorgnent les promoteurs pétroliers et
gaziers depuis le tout début. La Commission de protection du territoire agricole
du Québec (CPTAQ) a
donné l’autorisation pour un projet
de gazoduc dans la région de Lotbinière à Gaz Métro. Cette décision date du 8
décembre 2011 et elle est valide pour dix ans ; elle concerne les dossiers
#367629 (Leclercville), #367630 (Saint-Édouard-de-Lotbinière), #367631
(Saint-Janvier-de-Joly) et #367633 (Saint-Flavien). Le tracé approximatif (fig. 3) de ce projet relie les puits de Leclercville, St-Edouard, etc. aux
installations existantes de stockage de gaz à St-Flavien.
Figure 3 : Le secteur de la forêt de Lotbinière montrant quelques uns des puits ; en rouge, deux puits avec fracturation. Le carré jaune donne à titre indicatif ce que représente 36 000 acres. |
Figure 4 : L’unité d’aménagement 034-51 qui correspond à la forêt de Lotbinière. réf. |
La localisation exacte de ce projet, ou de ces deux projets-pilotes, n’est
pas encore précisée. Ce que le communiqué indique déjà par contre c’est une
évaluation des revenus nets prévus : « La valeur nette de cette zone
de développement de 36 000 acres est estimée à 311 millions $ » M.Binnion, 9
février 2017. Il y a peu de détails pour expliquer ce résultat. Voyons
donc nous-même si c’est réaliste :
36 000 acres c’est 56,25 mi2 ; exploiter cette
portion de shale d’Utica demanderait environ 36 plateformes de 8 à 10 puits chacune (ex. de plateforme: voir min 8:20).
C’est un coût en puits d’au moins 3,6 G$. Comme il y auraitselon M. Binnion 0,311 G$ de revenu
net, le revenu brut devrait donc environ 3,9 G$ (3,6 + 0,311) comme total de valeur en gaz récupérable pour produire le revenu net prétendu. Au prix actuel de
3$/1000 pc, on penserait donc pouvoir sortir 1300 Gpc de ce territoire de 56,25 mi2,
ce qui correspondrait à 23,1 Gpc/mi2 (milliards de pieds cubes par mille carré). Dans un autre calcul avec le prix hypothétique de 4$/1000 pc, le volume correspondant serait 975 Gpc, ce qui équivaut alors à
17,3 Gpc/mi2.
C’est tout à fait incompatible avec les densités de gaz en place
analysées par Chen et Al. de la Commission Géologique du Canada. Leurs
résultats, qui sont repris dans le rapport du BAPE 2014 (fig. 5 ci-dessous),
donnent la quantité de gaz en place en milliards de pieds cubes par par mille
carré (Gpc/mi2). La densité est inférieure à 20 Gpc/mi2,
sauf dans cinq petites zones plus riches qu’on désigne comme « sweets spots ».
Figure 5 : Gaz en place dans le shale d’Utica - rapport du BAPE 2014, fig. 7 |
Figure 6 : Les quantité de gaz en place dans les secteurs de Bécancour et Lotbinière. |
Dans le secteur de Bécancour, la quantité de gaz total en place dans le shale est indiquée comme ~10 Gpc/mi2. Dans le secteur de Lotbinière, la densité est plus élevée et la quantité de gaz total en place dans le shale est ~ 40 Gpc/mi2. Évidemment ces densités estimées se rapportent au gaz total emprisonné dans la roche. Les taux de récupération réalistes varient entre 8% et 20%. On peut donc estimer sortir 1 à 2 Gpc/mi2 à Bécancour et peut-être 3 à 8 Gpc/mi2 dans le « sweet spot » de Lotbinière, mais certainement pas 23 Gpc/mi2 dans aucun de ces deux endroits.
Si la quantité de gaz extrait est 2 au lieu de 23 Gpc/mi2,
le revenu brut sera à Bécancour dix fois moins que le montant avancé ;
environ 400 M$ au lieu de 3,9 G$.
Dans le cas de Lotbinière, ce serait au mieux (8/23e de
3,9 G$) environ 1,36 G$ en valeur brute de gaz extrait. Il y aurait là un énorme
déficit par rapport au coût (3,6 G$) des 36 plateformes requises dans chacune
des deux hypothèses. Les revenus nets indiqués dans le communiqué de Questerre sont à des années-lumières de la réalité. Les données de
compilation et d’interpolation géostatistiques utilisées par Chen et al.
demeurent approximatives ; elles constituent néanmoins la meilleure
méthode reconnue. On ne peut pas les ignorer.
Talisman Energy, qui a réalisé le plus grand nombre des puits
avec fracturation entre 2008 et 2010, n’a pas présenté les résultats des tests
de production, à l’exception d’un seul cas: le puits St-Edouard HZ No1. Ce
puits est situé en plein centre du sweet spot de Lotbinière; c’est le symbole + qui le situe dans la figure 5.
J’ai précédemment
commenté ce test de production de gaz
dans mon billet de janvier 2016. Je reprends ici sommairement les éléments les
plus significatifs de ce test de production (fig. 7 ci-dessous), car c’est la
seule donnée probante de terrain dont on dispose actuellement:
Figure 7 : Courbes de déclin de la production de gaz d’un puits dans le shale d’Utica: une productivité fictive VS un cas réel. |
La surface (A) sous la courbe, donne le volume cumulatif de la production d’un puits. Celle sous la courbe rouge, une courbe fictive qui est de plus transposée de l'Ohio, donne un volume plus de cinq fois plus grand que le volume (B) qu'il est possible d'obtenir avec la courbe en magenta qui montre un cas réel, mesuré dans le puits A275 St-Edouard HZ No 1. Les promoteurs et même des rapports gouvernementaux (GECNo5) ont utilisé les valeurs hyper optimistes et fictives, plutôt que les données de terrain mesurées au Québec.
Dans ce dernier cas, j’ai calculé que la production ultime du puits A275 serait de 37 Mm3 (~1300 Mpc) ce qui rapporterait brut à 3$/1000 pc environ la moitié (3 935 000$) seulement du coût du puits (~8 M$). Le puits A275 est présenté par des auteurs (Cheng, Lavoie & Malo,2014) comme le meilleur des 18 puits fracturés : « L’industrie a publié les résultats pour quelques puits qui indiquent des résultats encourageants (Marcil et coll., 2012), le meilleur puits (Talisman St. Edouard no 1) ayant une production initiale de 11 Mpi3/jour et un débit stabilisé de fermeture de près de 6 Mpi3/jour après 30 jours ». En supposant que la fracturation s’étend en moyenne à 150 m, le puits draine 0,35 km2 (fig. 8). Ultimement on y produirait 1,3 Gpc, ce qui correspond à 19% de la quantité de gaz en place dans le shale rejoint par la fracturation.
Figure 8 : Le puits A275 foré en 2009 situé sur la route Leclerc à St-Edouard-de-Lotbinière. |
Si un puits qui se situe dans un sweet spot ne peut même pas payer 50% de son coût, qu’en est-il des autres puits fracturés réalisés dans l’Utica ? Ces autres données n’ont jamais été présentées ou analysées par les diverses études et les commissions lancées sur la question du gaz de schiste. Les promoteurs se sont bien gardés de les rendre publiques, à l’exception du puits A275. Talisman a rayé des livres ses actifs au Québec parce qu’il n’est pas possible d’envisager une exploitation, pas seulement parce que l’acceptabilité sociale n’était pas au rendez-vous. Le BAPE est arrivé à cette même conclusion en 2014, mais il faut se demander pourquoi le BAPE et l’ÉES, avec tous les millions dépensés en frais d’études, n’ont pas exigé des promoteurs la publication des données des 17 autres puits fracturés. Une analyse de ces données comme celle que je fait ci-dessus pour le puits A275, aurait pu clore de façon définitive toute velléité de reprendre encore en 2017 ce faux débat sur des hypothétiques retombées économiques « qui mériteraient d'être explorées ».
J’ai tenté d’obtenir du MERN une copie des rapports de
complétion des puits fracturés ; ces fracturations datent de plus de six
ans maintenant, mais on n’y a toujours pas accès. Elles sont protégées par les
directives relatives aux « renseignements personnels » selon les avocats qui répondent aux demandes d'accès à l'information au ministère. Cette interprétation des directives est outrancière et favorise les intérêts de l'industrie au détriment de la transparence qui serait de mise. Le substratum est une propriété de l’État ; les permis et autorisations ne
s’apparentent qu’à des droits locatifs temporaires sur le shale ; si le
locateur temporaire a fait des fracturations irréversibles dans ce bien
public, pourquoi en tant qu’expert
indépendant ne puis-je examiner les rapports de ces travaux de
fracturation ? Pourquoi l’État n’a-t-il pas lui-même commandé leur étude
dans le cadre de l’ÉES? Il s’agit là pourtant de données bien réelles qu’on a
choisi d’ignorer volontairement ; le gouvernement a commandé (et payé à grands frais) à la place des études de
modélisation (ÉES étude E3-10, voir 20:46 min) qu’on peut facilement qualifier de « bidon » ainsi que
beaucoup d’études sur les « besoins
de l’industrie ».
Et nous voici en 2017 à l’aube d’une tentative de relance
« de l’acquisition de connaissance » par le démarrage (et l’appel de
financement public?) d’un projet-pilote ciblant Lotbinière ou Bécancour. La
vigilance de tous s’impose, car nos gouvernants ont continuellement démontré
qu’ils adhèrent, sans l’avouer ouvertement, à cette vision qui est celle des
détenteurs des permis d’hydrocarbures. Les arguments scientifiques n’ont que peu
d’impact sur les décisions du gouvernement : à preuve le contenu navrant
des récentes lois (loi 106) et règlements (RPEP) ne tient aucunement compte des
mémoires déposés par les experts indépendants. Une forte pression populaire
démontrant une non-acceptabilité
sociale aura un impact politique plus effectif.
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Dans ce texte nous avons volontairement limité le calcul
économique à sa plus simple expression :
Revenus : la valeur brute du gaz extrait dans
l’hypothèse la plus favorable
Dépenses : le coût de
construction des puits (10M$/puits) incluant les coûts de raccordement
N.B. Toutes ces données
en dollars US; les densités sont données en milliards de pieds cubes par milles
carré, comme c'est courant dans cette industrie ; 36000acres
= 145,69 km2. Il y a 2,59 km2 dans un mi2; il y a 35,315 pc dans un m3
(1 m3/km2 = 91,466pc/mi2). Je postule ici des plateformes
comportant 10 puits et couvrant 4km2 comme dans les études du
dernier BAPE. Chaque puits a un coût de 10M$ incluant la fracturation, raccordements,
etc.; des forages horizontaux plus longs pourront couvrir plus que 4km2,
mais leur coût de fracturation et le risque d'échec augmenteront en proportion.
Les statistiques montrent que les exploitants paient pour un % de puits qui se
révèlent improductifs, causé souvent par un échec lors de la fracturation. Au
final, le coût de base de l'exploitation avoisinera toujours 25M$/km2
car il faut environ 2,5 puits/km2, ou l'équivalent en puits plus
longs et plus coûteux. C'est un ordre de grandeur général, car d'un État à
l'autre aux USA, il y a des variations. Au Québec, les coûts se retrouveraient
dans la tranche haute. Sans même ajouter les coûts d'opération divers, les
redevances, les coûts environnementaux, etc., 25M$/km2 demeure un
estimé minimal très conservateur et bien utile comme base de calcul.
Comme ces simples données démontrent que ces simples coûts
dépassent de beaucoup les revenus bruts possibles, il aurait été farfelu de
pousser plus loin les détails de l’analyse. Dans une analyse plus exhaustive,
il faudrait évidemment ajouter d’autres paramètres: les coûts annuels
d’opération, les frais de redevances, les coûts environnementaux, l'indexation des paramètres pour la durée de l'exploitation, etc. C’est
bien inutile dans le cas d’un projet dont on constate qu’il est voué à l’échec
commercial dès l’analyse la plus sommaire. Mais un grand danger subsiste : le jeu des promoteurs en cause
actuellement ne se situe pas dans un contexte d’une exploitation réelle; il
s’agit plutôt d’opérations de compagnies juniors visant à mousser la valeurs des permis
d’exploration.
À l’étape d’exploration, le jeu complexe des avantages fiscaux,
des subventions directes et indirectes, les contributions gouvernementales au
financement (ex.: cas d’Hydrocarbures Anticosti S.E.C.), etc. faussent
complètement le libre marché des décisions économiques. En avançant une
proposition de projet-pilote et en y mettant des paramètres gonflés à l’hélium,
le promoteur se place dans une position avantageuse où il pourra prétendre
faire de la recherche ou de l’expérimentation. À cette étape, le gouvernement
n’exigera aucune redevance ; au contraire, le promoteur pourrait plutôt
solliciter la participation de fonds publics. Il y a au gouvernement (ministère
des finances, MERN et MDDELCC) des hauts fonctionnaires très ouverts et qui
semblent être en communauté de pensée avec les promoteurs.
Les taux de récupération farfelus que le promoteur choisit, les
millions de revenus qu’il projette ne seront pas remis en cause quand il les
présentera ; plus les chiffres de revenus seront gros, plus on voudra y
croire aveuglément au gouvernement. La compétence, l’expertise en ce domaine du
côté des hauts fonctionnaires peut être remise en question; les décisions
passées qui ont mené à mettre des millions de fonds publics dans les forages à
Anticosti en sont la preuve. Les promoteurs-détenteurs des permis Pétrolia et
Corridor Ressources dans ce cas précis s’en sont tirés avec un financement nul
à mettre dans le coûts des forages d’exploration. Il faut craindre la
possible reprise de ce scénario à Bécancour ou Lotbinière.