ÉES: comité de neuf "experts indépendants" pour réaliser l'Évaluation Environnementale Stratégique sur la question du gaz de schiste. Commentaire général: on y trouve guère plus que dans la version précédente, publiée il y a plus de cinq mois (28 oct.2011). Le processus est lent (création de l'ÉES en mai 2011- dix mois écoulés) et à ce rythme on a peu de chance de voir beaucoup de concret en fin de course. Le nouveau texte présente des ajustements au vocabulaire et des ajouts qui sont manifestement dû à des commentaires reçus lors des audiences. Le seul changement vraiment notable est l'élimination de la possibilité de voir autoriser des nouvelles fracturations. Antérieurement elles étaient envisagées sous le (faux) prétexte de recherche scientifique. J'avais nommément dénoncé * cette évocation, contenue dans le premier texte (ÉES, 2011), comme un test pour la crédibilité de son comité. Ces fracturations ne pouvaient servir avant tout qu'à bonifier la valeur des actions des compagnies. Il ne pouvait y avoir là d'acquisition de connaissances scientifiques de l'aveu même d'un pdg d'une des gazières (Séance d'information aux actionnaires de Questerre).
Par contre une autre épine notable dans le pied de la crédibilité de l'ÉES est toujours en place: on note dans la nouvelle version du plan qu'il n'y a pas d'analyse, encore moins de démonstration du bien fondé de continuer à permettre à l'industrie d'avoir un membre de plein droit au comité. La présence de Mme Molgat, employée et lobbyiste de Talisman Inc est maintenue sans autre forme de commentaires; aucune réponse n'est apportée aux très nombreuses objections mises en relief lors de la consultation populaire. La crédibilité de tout le processus de l'ÉES est donc toujours entachée par la composition même de son comité et par la présence de l'industrie, qui teintait et qui teinte toujours les orientations de son plan de réalisation.
Il n'y a pas que cela hélas dans cette version finale du plan; bien qu'à quelques reprises on mentionne que le scénario "zéro développement" fera partie des possibilités étudiées, il n'y a aucune hiérarchie ou priorisation des tâches dans le plan de réalisation. Ça demeure une longue liste de tâches visant à analyser les diverses étapes et les paramètres de l'exploitation de l'Utica. La grande partie du focus et de l'attention de ce plan porte toujours la marque "besoins de l'industrie": comment lui fournir l'eau requise pour forage et fracturation, comment luipermettre d'injecter éventuellement les eaux usées, comment l'encadrer de nouvelles règles qui lui permettront d'atteindre l'acceptabilité sociale, etc. On s'attachera même à analyser pourquoi l'opinion publique a été amenée à s'objecter massivement et comment des nouvelles approches de communication de l'industrie et du gouvernement pourraient permettre de renverser la vapeur... tout ça payé par les 7M$ de fonds publics de l'ÉES.
L'autre teinte qui transparait dans ce plan, comme dans sa version d'il y a cinq mois, demeure encore et toujours le mandat de trouver les mesures pour "éliminer, atténuer, remédier"; ces trois mots se retrouvent dans la majorité des descriptifs des tâches. Le comité n'a vraiment pas choisi de tenir compte des très nombreux commentaires qui traitaient de cela et qui ont été exprimés lors des audiences de janvier 2012. Un rapport de l'Institut du Nouveau Monde (INM, mars 2012) sur le bilan de cette consultation est nettement plus éclairant; ce rapport expose et commente le très grand nombre d'arguments qui militent pour l'interdiction pure et simple de la fracturation de l'Utica. Ces questions soulevées lors des audiences trouvent cependant bien peu d'écho dans le plan de travail de l'ÉES.
Personnellement j'ai mis en relief que la gestion des puits abandonnées va très probablement coûter à la collectivité bien plus que la somme de toutes les redevances collectées éventuellement pendant la phase de l'exploitation. Dans la dernière version du plan, le comité utilise maintenant l'expression "fermeture et suivi" pour décrire la dernière étape dans la vie d'un puits; nulle part cependant le comité de l'ÉES ne décrit comment il va s'occuper de tenir compte du suivi des puits. Il n'y a que l'ajout ici d'un terme après le mot fermeture d'un puits, mais on ne voit rien dans ce plan qui montrerait que le comité a le moindrement compris l'importance de cet aspect. L'ÉES se donne toujours comme base d'analyse une échelle de 25 ans (p.58); c'est peut-être utile pour analyser les paramètres d'opération de l'exploitation commerciale, mais ça passera complètement à côté du coût de gestion des puits abandonnées quand ils entreront un après l'autre dans leur fin de vie technologique. La durée de vie des puits bouchés dans le shale fracturé dans sa totalité est préoccupante, car il reste en fin d'exploitation 80% du gaz encore présent et rendu libre de circuler dans les nouvelles fractures. Ce gaz va remettre les puits en pression pendant des temps "géologiques". Il est manifeste que le comité n'a toujours pas compris l'importance de s'attacher à analyser cela. Il n'y a aucun détail sur la signification du mot "suivi", ni aucune tâche qui indiquerait comment on va aborder cet aspect. La seule exception est qu'à la page 58 on ajoute là le mot minimale: textuellement "... couvrira une période minimale de 25 ans". On étudiera quoi exactement si on va au-delà du 25 ans? Aucune précision ou commentaire n'est donné.
Ce n'est pas en étudiant les "bonnes pratiques de l'industrie" (des règles qu'historiquement l'industrie se donne à elle-même et que les états entérinent sans plus), ou en analysant les réglementations des provinces voisines qu'on va trouver ces réponses. Les puits horizontaux de gaz de schiste, la fracturation massive de toute une unité géologique n'ont pas de précédents comparables. L'étude des puits classiques ne peut aucunement être transposée pour cette problématique tout à fait différente. J'ai soumis ces questionnements en novembre à l'ÉES et je ne retrouve aucunement dans le nouveau texte une raison de penser que le comité va tenter de les inclure dans le plan de travail, à l'exception très floue qu'on a maintenant inscrit "fermeture et suivi". Je souhaite donc avoir la possibilité d'exposer au comité une présentation détaillée de ces questionnements. Je n'ai cependant pas vu dans le calendrier des travaux une période attribuée à des présentations d'experts indépendants. On consultera les citoyens, mais voudra-ton entendre de façon formelle l'opinion d'experts indépendants? Où et quand? Je n'ai rien trouvé à ce propos dans le calendrier ou le plan de travail de l'ÉES.
Je vais commenter ci-dessous quelques points de mon domaine d'expertise, laissant à d'autre d'analyser les aspects sociaux, etc. du plan de réalisation de l'ÉES. Le plan de travail de 18-24 mois envisage parfois des tâches irréalistes, comme de pouvoir trouver le prix du gaz pour un avenir indéfini; les paramètres commerciaux sont hors de portée de toute tentative de prévision:
en 3.1.3 (P-1) Il est illusoire de penser trouver une méthode d'évaluation du prix du gaz; "si ça existait, on l'aurait ... ou on voudrait l'avoir! " dixit un groupe expert investisseur en bourse.
Par contre, même après près d'un an d'existence, on a toujours pas défini de façon concrète un exemple d'étude ou d'observatoire scientifique; c'est toujours au niveau d'énoncés généraux, sommaires sans aucune délimitation réelle; par exemple, p. 66- (tâche O-1), il serait plus que temps de dire quel(s) parmi les 18 puits vont faire l'objet d'analyse détaillé d'échantillonnage et de suivi. Il y a pourtant des propositions bien concrètes possibles, comme par exemple celle que j'ai soumise (Durand, 2012).
Le chap. 3.2 est L’évaluation des enjeux environnementaux. Dès le premier item, c'est des besoins de l'industrie dont l'ÉES se préoccupe. 3.2.1 Enjeux touchant l'eau: pp 27-34 le plan liste des tâches pour répondre aux besoins de l'industrie. Un paragraphe de sept lignes au bas de la page 29 porte sur la qualité de l'eau des nappes à protéger. Le reste concerne les étapes des procédés industriels requérant ou impliquant la ressource eau.
3.2.3 Enjeux touchant les gaz à effet de serre: l'ÉES passera à côté de l'évaluation du risque énorme d'émission de méthane, dont il reste 80% dans le shale en fin d'exploitation commerciale; cela originera des puits abandonnées quand, dans les ciments et les aciers des composants du bouchage, la corrosion aura fait son oeuvre. Aucune mention de cela dans le plan - aucune prise en compte de ce qui se passera au-delà des 25 premières années, qui concernent surtout la période de l'activité d'extraction. Il n'y a rien de mentionné pour la durée de vie technologique des puits et ce qui pourrait se passer ensuite.
3.2.4 Enjeux touchant les risques naturels et technologiques: Les risques naturels genre glissements de terrain et séismes sont peu significatifs en rapport avec des opérations de forage. On écrit d'ailleurs ceci: " l'examen des ministères des Transports et de la Sécurité publique sur le risque de séismes et de glissements de terrain a tenu compte de la possibilité..." (p.38) ; si on en a tenu compte c'est pas vraiment important de recommencer à nouveau cette analyse. Ça peut juste servir à inclure des conclusions rassurantes et déjà déterminées dans le rapport final...
Le plan comporte ce texte p.40 : "Les techniques utilisées par l’industrie du gaz de schiste dans la construction de ses puits au Québec et ses méthodes de fracturation hydraulique seront évaluées en fonction des normes, des guides techniques et des bonnes pratiques en vigueur a(u) Québec et ailleurs, afin de déterminer les causes de fuites à certains puits
et le risque que cela comporte à long terme. Cette analyse sera complétée par le projet EC2-5 du plan de réalisation : Inventaire des technologies et des mesures susceptibles de réduire les risques et les externalités associés au développement de la filière du gaz de schiste." Le problème c'est que les bonnes pratiques et autres règles industrielles de ce genre, c'est l'industrie elle-même qui se les donne, surtout en fonction de critères de sécurité et de rentabilité pour ses besoins propres pendant la période où elle exerce ses activités sur le terrain. Jamais et nulle part, ces règles de bonne pratique ne se sont penchées sur le devenir des puits abandonnés, car jamais et nulle part, l'industrie a été légalement responsable de cette étape.
En fin de production, la propriété et la responsabilité est retournée au domaine public; il serait urgent de remettre en question ces règles traditionnelles, mais ce n'est pas encore fait. Il est à prévoir que l'industrie va mettre toute la pression pour y résister. Le petit comité local québécois de l'ÉES ne fera pas vraiment le poids face à l'emprise mondiale de l'industrie pétrolière. Ce n'est pas en étudiant les règles en vigueur ailleurs qu'on trouvera des réponses pertinentes, car c'est géré partout avec les mêmes lacunes flagrantes. La problématique de l'exploitation de gisements non conventionnels est nouvelle et aucune de ces règles n'a été établie dans ce contexte particulier.
L'ÉES poursuit actuellement une démarche qui se fonde uniquement sur l'état de fait, les normes actuelles de l'industrie; c'est notable dans le document de Projet-Type où les étapes d'un projet se terminent avec la fermeture du puits. Il est également notable qu'aucun comité-miroir mis sur pied par l'ÉES ne traite de ces questions. L'ÉES a confié la responsabilité des questions technologiques à un sous-comité dirigée par la représentante de l'industrie. Après une discussion avec elle, j'ai vite compris que l'ÉES va soigneusement éviter d'inclure dans ses études les questionnements que j'ai formulés depuis plus d'un an sur la détérioration des puits après abandon. En se limitant aux étapes du Projet-Type basé sur l'état des pratiques passées dans l'industrie, rien n'est remis en question; aucune véritable analyse des risques et des coûts à long terme pour la société. Le crédo des bonnes pratiques de l'industrie était très notable et très clair dans la version initiale du plan de travail, qui comportait cette phrase: "les techniques de mise en place des tubages et
de cimentation constituent la meilleure protection pour l’environnement."
Références:
M. Binnion 2011, Séance d'information aux actionnaires de Questerre - 19 mai 2011
Institut du Nouveau Monde, mars 2012 consultation 2012
Durand, 2012 ÉES: Que faire maintenant après les consultations?
Voir la proposition d'étude au puits Champlain dans la vidéo et aussi en texte, voir au point 2
addendum 18 mai 2012: On m'a posé cette question lors d'une des conférences que je donne sur le sujet: "Est-ce que j'ai présenté mes questionnements et analyses aus membres du comité de l'ÉES". J'attends toujours une réponse aux diverses tentatives de contact avec Robert Joly son directeur. C'est lettre morte de ce côté et je dois pour l'instant en conclure qu'ils ne sont pas intéressés à avoir plus d'informations, du moins pas intéressés à me rencontrer. J'ai des demandes de conférence qui me parviennent de bien des pays et groupes éloignés (Pologne, France, etc), mais le principal organisme du Québec qui a le mandat d'étudier la question des gaz de schiste ne semble pas trouver pertinent de m'entendre sur la question. Je leur ai transmis néanmoins mes textes de commentaires, ainsi que j'ai exprimé le souhait de les rencontrer directement.
Nouvel ajout en date du 18 juin 2012. Le comité ÉES ne m'a pas répondu directement, mais il a offert au Collectif Scientifique une rencontre qui s'est tenue lundi 18 juin 2012. Le Collectif Scientifique y a délégué cinq de ses membres et m'a demandé de faire partie du groupe des cinq. J'ai accepté, car ainsi cela me permet de mettre un pied dans leur porte. J'ai pu leur exposer en 40 minutes mes questionnements. La réunion prévue de 10 à 16h a démarré à 10h30, car on a tenté sur place de trouver un projecteur. J'ai été assez étonné de voir que pour une rencontre avec l'ÉES, qui a un budget de 7M$, dans des bureaux du gouvernement, l'organisation était bien moins bonne que celle que j'ai eu dans toutes les rencontres dans les villages de Montérégie, organisées par des bénévoles dans les sous-sols de salles paroissiales, où j'ai toujours eu accès sur place à un écran et un projecteur numérique. Pas de cela en ce 18 juin hélas avec l'ÉES.
Un bon point positif à noter cependant: ils étaient huit sur les 11 membres du comité, dont les interlocuteurs que je souhaitait voir: les experts en géologie et hydrogéologie, M. Molgat, Michel Malo et John Molson. Ils m'ont écouté poliment, sans trop poser de questions ou de contre-arguments. Donc pas de vrais échanges et je suppute que c'était peut-être pour eux une directive de rester uniquement en mode d'écoute polie.
En toute fin de rencontre, après les quatre autres exposés, je suis allé parler directement à Mme Molgat et M. Malo; John Molson ayant déjà quitté. Là j'ai été plus spécifique dans mes demandes sur leurs orientations, notamment pour savoir si le devenir des puits ferait l'objet de leurs préoccupations ou d'un quelconque sujet d'étude. La réponse de M. Malo: il y a un sous-comité qui étudie globalement les risques pour l'eau, les risques naturels et risques technologiques. À ma question si c'était lui qui dirigeait ce comité des risques technologiques, il a pointé sa collègue Mariane Molgat en disant que tout cela était dirigé par elle ! Je me suis exclamé : " Alors là je suis très inquiet !" . Mes brefs échanges avec elle m'incite à penser qu'elle n'agit apparemment pas une experte indépendante et que les phrases tirées du discours de l'industrie qu'on retrouve dans les textes de l'ÉES, n'y ont pas leur place non plus. Il est très inquiétant de constater qu'un des points cruciaux que devrait étudier l'ÉES, les risques pour les nappes consécutives aux déficiences de la technologie, soient dirigées par la représentante de l'industrie.
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