Préambule: Ce troisième d'une série de trois textes sur les fuites dans les puits abandonnés vous paraîtra peut-être un peu plus technique que les deux premiers (septembre et octobre); n'en soyez pas trop rebutés malgré tout. Les données sur les puits classiques sont abondantes, alors que celles sur le sujet des nouveaux puits sont inexistantes, de sorte que le sujet est traité ici avec une approche analytique et plus théorique qui tend à prédire ce qui selon toute vraisemblance sera observable dans dix ou quinze ans. En attendant, c'est par une analyse fine plus théorique qu'on peut tirer certaines conclusions.
Pour l’étape qui suit
l’abandon, il y a une énorme différence entre un puits classique, sans
fracturation et un puits dans lequel on fait de la fracturation: une différence
dans la quantité de gaz à effet de serre que ces puits vont émettre, ainsi que
dans la durée de ces émissions. Il y a en ce moment (2014) une infime
proportion (<1%) des puits abandonnés qui sont des puits d’extraction
forés dans le shale et qui ont été exploités par la fracturation, mais déjà on commence à rapporter des cas de
« super-emitters », NASA. - Thèse M.Quang 2014, - TheTyee juin 2014.
C’est tout à fait
conforme à ce que j’écris depuis quatre ans : les puits de pétrole et gaz
de schiste ne font qu’un prélèvement très partiel (1 à 2% du pétrole, 15 à 20% pour le gaz) des hydrocarbures en
place. Le processus de migration des hydrocarbures amorcé par la fracturation
d’immenses volumes (50-150Mm3/puits) de roche mère se poursuivra sur
des temps géologiques, incommensurablement plus longs que la durée de vie
technologique des puits bouchés. Quand l’étape actuelle d’exploitation
commerciale (dans laquelle la très grande majorité des puits se situent encore)
prendra fin, ces puits abandonnés vont devenir de très importants émetteurs de
méthane. Ils seront des conduits pour bien d’autres composés nocifs, tant vers
les nappes phréatiques que vers l’atmosphère.
Pourquoi
seront-ils des émetteurs de gaz à effet de serre plus significatifs?
Nous
avons analysé le mois passé les causes des fuites des puits abandonnés,
essentiellement des puits classiques. Rappelons qu’il y a toujours deux
éléments qui doivent être présents pour qu’il y ait fuite : des voies de circulation + des sources
de méthane.
1 - Voies de
circulation : les espaces roc-tubage, les ciments détériorés et les aciers
corrodés, avec parfois des circulations naturelles préexistantes par des failles
et des fractures perméables.
2 – Source de méthane et
autres fluides plus nocifs: la présence de gaz et des autres hydrocarbures dans
les strates que le forage a recoupé, ainsi que la présence de ces mêmes fluides
dans la strate que le forage aura ciblée et fracturée.
Les opérations de forage
conventionnel d’exploration (fig.1a) et celles d'un forage qui a atteint un
gisement conventionnel (fig.1b) créent un petit réseau de fissures liées à
l’action mécanique de forage. C’est souvent limité à un diamètre de moins de un
mètre dans le roc qui entoure ce forage. On peut donc estimer sommairement que
pour un puits foré sur 1000m, on a créé des perturbations dans un volume de
l’ordre de 1000m3.
Figure 1 Forages (a) d'exploration ou (b) d'exploitation dans un gisement conventionnel.
Si le puits a trouvé sur
son passage une zone poreuse contenant du gaz, ce puits devient productif et le
gaz est exploité sans avoir recours à la fracturation, car la strate ou la zone
qui constitue le gisement est naturellement perméable. Ce forage (fig.1b) est un puits
d'exploitation conventionnel qui modifie peu le roc; il permet simplement
de capter les hydrocarbures qui se sont accumulés dans une strate naturellement
poreuse et perméable. On peut là aussi estimer que les opérations de forage ont
modifié environ 1000m3 de roc.
Ce conduit, qui perce la
succession de strates, devient durant les années qui suivent l’abandon un conduit
de plus en plus ouvert par les divers chemins que présentent la dégradation des
coulis de ciment et des aciers des tubages. Le gaz présent dans diverses
strates trouve un exutoire par ce conduit. Par exemple dans les Basses-terres
du St-Laurent, bien des puits ont traversé les strates du groupe de Lorraine,
de l’Utica et même du Trenton; il y a la présence de méthane dans plusieurs
horizons. Ce gaz est en pression et il est bien plus léger que l’eau, même
plus léger que l’air. Il cherche à remonter la moindre voie de circulation qui
s’offre à son passage.
Un gisement naturel formé soit de roc poreux et perméable, soit d’un réseau ouvert de perméabilité
de fractures naturelles, soit même la combinaison des deux, va toujours
contenir encore un peu d’hydrocarbures au moment où l’exploitant aura décidé de
fermer son puits rendu à un débit de production inintéressant. Il dira que son
puits est « vide », le bouchera et l’abandonnera après avoir remblayé
le terrain. Donc dans ce cas (b) comme
dans celui d’un puits ayant recoupé des strates contenant un peu de gaz, mais
qui est demeuré un puits d’exploration (a) jamais mis en production, nous
avons les deux conditions : présence de gaz et une voie de circulation
vers le haut (le puits corrodé).
Nous avons vu dans les
billets de septembre et octobre que ces puits (a et b) sont la source de
fuites. Les puits du nouveau type qui est employé pour l’exploitation des
pétrole et gaz de schiste auront aussi des fuites, mais ces fuites seront d’une
toute autre ampleur car la proportion d’hydrocarbures résiduels/exploités au
moment de la fermeture des puits est très différente. Il y a une autre grande
différence : le réseau de fractures artificielles produit par la fracturation
hydraulique est nouveau. La migration du gaz vers ces fractures s'amorce au
moment où l'on crée la fracturation nouvelle, alors que dans les cas
précédents, le déséquilibre produit par le forage d’un puits était relativement
mineur et modifiait peu le milieu géologique. La fracturation d’un grand volume
de roche mère où les hydrocarbures étaient immobiles et bien confinés
auparavant crée par contre une très grande modification dont l’effet est permanent et ne
s’arrête pas lors de la fermeture des puits.
Figure 2 Le grand volume de roc modifié par la fracturation est de
l'ordre de 50 000 000 à 150 000 000 m3.
C’est dans ce grand volume (50 à 150 Mm3/puits) que l’exploitation commerciale retire entre 15 et 20% du gaz, ou 1 à 2% du pétrole (selon le cas). Ce qui reste des hydrocarbures en place (85 à 80% du gaz, ou 99 à 98% du pétrole) lors de l’abandon devient une source potentielle pour alimenter des fuites.
Comme les puits sont construits avec des matériaux et technologies comparables et qu’ils subiront le même type de vieillissement et de corrosion, on peut penser que les chemins pour les fuites seront du même type entre les cas a), b) et c). La source de gaz quant à elle est bien plus grande dans le cas c) qui est illustré sur la figure 2.
Que se passe-t-il quand s'ouvre une nouvelle fracture dans
le shale ?
Dans la texture du shale, les micropores confinent sous pression les gaz et les liquides. Quand au temps 0 (graph fig. 3) apparait dans le voisinage immédiat une zone de pression plus faible (faille perméable ou fracture que vient de créer une fracturation hydraulique), les fluides se mettent en mouvement vers la fracture.
Figure 3 Migration du gaz et autres hydrocarbures vers une faille ou une fracture qui apparait au temps zéro.
De proche
en proche, les micropores dans le shale transmettent ces variations de pression;
techniquement, on dit que le gradient de
pression est initialement très élevé dans la proximité de la fracture; il diminue avec le temps et la distance de cette fracture. Cela se répercute sur
la courbe du débit (Cj et Ca graph fig. 3) qui diminue de façon exponentielle.
Les hydrocarbures se libèrent du shale, selon leur distance (mm, cm, ou mètres,
voir fig. 3 en haut à droite) à la fracture, en termes de mois, d'années, de
siècles ou de millénaires.
On connait l'existence
dans les conditions naturelles de faibles émissions de méthane thermogénique
qui sont reliées à des failles. Ces failles sont là depuis des millénaires. À
l'origine lors de la formation de ces failles, le débit de méthane était plus
élevé car il se situait sur la portion Cj (courbe de débit "jeune" montrée
à gauche fig. 3). Actuellement, après des millénaires de débit en lente
décroissance, les émissions de méthane montrent un faible débit Ca , ce qui est le cas pour une fracture ancienne. Ce méthane qui circule dans la
faille (F sur la figure ci-dessous) peut provenir du shale d'Utica (1) et/ou des strates du Lorraine (2).
Figure 4 Les émissions naturelles faibles qui originent
d'une faille ancienne.
Il rejoint la nappe (3) et l'atmosphère (4).
Les analyses d'eau de certains puits domestiques montrent des traces de méthane
thermogénique, car les nappes ne sont pas statiques, mais elles s'écoulent
lentement avec ce méthane qui arrive au point 3.
Regardons maintenant un
puits vertical d'exploration dans ce même contexte (fig. 5). Ce puits aura sans
doute ses propres causes de production de fuites, mais il n'y aura pas de
changements notables sur la circulation de fluides dans la faille. Nous avons
analysé les causes, des fuites reliées aux puits d'exploration abandonnés; les
sources 5 et 6
sont dans ce cas-ci similaire à celles qui alimentaient la faille. La flèche 7 schématise les fuites possibles qui remontent
jusqu'à la tête du puits par les coulis de scellement dégradés.
Figure 5 Les sources de fuites dans le cas d'un forage
vertical.
Prenons ensuite le cas
d'un forage qui aurait une extension horizontale dans la couche de roche mère:
on peut voir sur la figure 6 que les mêmes voies de circulation du cas
précédent existent avec en plus une augmentation du flux (8) de migration venant de la roche mère, plus un
apport (9) de gaz à la faille par le conduit
horizontal qui la traverse. Tant qu'il n'y a pas encore de fracturation, ces
sources pour alimenter les fuites restent assez limitées.
Figure 6 Cas d'un forage avec une extension
horizontale.
Figure 7 Cas d'un forage avec une extension
horizontale et fracturation.
Par contre, si on a
procédé à la fracturation du shale (cas illustré à la fig. 7 ci-dessus), alors
l'importance de la source change considérablement. L'opération de fracturation
augmente au temps zéro la perméabilité, donc la possibilité de circulation des
fluides, dans un énorme volume de roc. Cet effet n'est pas présent dans aucun
des cas précédents. Tout le gaz dans ce roc nouvellement fracturé se retrouve à
amorcer une migration comme l'avons expliqué en commentant la figure 3.
La fermeture et
l'abandon du puits survient quelques années seulement après le temps où le
processus a été enclenché; il reste encore environ 80% du gaz dans le shale à
ce moment là, mais la valeur du débit n'intéresse plus l'exploitant, qui de
toutes façon n'a pas conçu son puits pour le garder en opération déficitaire
pendant des siècles ou des millénaires. Le débit est par contre beaucoup plus
"jeune" (sur la courbe Cj) que les débits des
discontinuités naturelles qui elles sont très anciennes (sur la courbe Ca
fig. 3).
Il y a donc une bien
plus grande source de gaz pour les fuites potentielles. Cette grande source de
fluide va à coup sûr rejoindre des voies de circulation (8) dans les puits abandonnés qui seront du même
type que celles qu'on a présentées et analysées le mois dernier; les mêmes
conduits, mais avec une source grandement amplifiée.
Si la portion
horizontale du puits d'exploitation recoupe une faille comme celle qu'on a
schématisée dans les figures 4 à 7, alors il faudra tenir compte en plus dans
le cas de la figure 7 que la faible quantité de gaz que débitait cette faille
dans les conditions antérieures, va maintenant être alimentée (9) par la vaste zone des nouvelles fracturations.
Les relevés microsismiques indiquent que les failles et/ou fractures naturelles
sont le lieu privilégié pour la grande pénétration de la fracturation. Le sable
injecté y pénètre plus loin qu'ailleurs; il peut ouvrir la faille et la
maintenir ouverte sur une distance de plus de 500 m. Plus haut, c'est le
conduit naturel préexistant qui prend le relai jusqu'en surface. Le débit
d'écoulement dans la faille ne sera plus celui des conditions naturelles
d'avant; ce débit bien plus grand repart sur un point plus jeune sur la courbe Cj
(fig. 3).
Actuellement, toutes les
mesures de débit de fuite sont faites uniquement aux têtes de puits abandonnés.
On a pas encore réellement cherché à mesurer les fuites plus diffuses qui
percolent au-dessus des zones où les puits horizontaux ont fracturé le roc sur
de très vastes étendues. La cartographie des failles est extrêmement
déficiente. Des relevés régionaux par survol indiquent qu'il y a dans l'air
au-dessus des terrains exploités pour le gaz de schiste, bien plus de méthane
que ce qu'on pourrait modéliser et calculer à partir des mesures faites aux
seules têtes de puits. C'est là une première indication que des fuites
significatives ont lieu hors des têtes de puits. En surface du roc, les failles
ne sont pas des entités ponctuelles, mais des lignes qui courent sur des kilomètres. Ces
émissions percolent donc de façon diffuse au travers des dépôts meubles. Elles
sont tout à fait impossibles à colmater.
La fracturation et l'augmentation de la perméabilité
La fracturation vise à changer la perméabilité de la
roche mère pour permettre l'écoulement d'hydrocarbures vers le puits
d'exploitation. Elle se fait avec injection de sable, ou de petites billes de
céramique, pour garder ouvertes les fractures que la très haute pression ouvre
pendant l'opération. Les très hautes pressions, comme les déplacements qui sont
consécutifs dans l'ouverture des fractures, créent une zone de dislocation qui
est plus étendue que la zone de pénétration du "proppant" (sable).
On peut en fait
distinguer quatre zones (fig. 8):
-
D:
roc dans les conditions naturelles, peu ou pas affecté par la fracturation
-
C:
zone où la perméabilité est augmentée par les distorsions et dislocations
-
B:
zone où la fracturation s'opère
-
A:
zone où le sable pénètre et maintient les fractures ouvertes
Figure 8 Les zones de perméabilité et la fracturation.
Les fractures de la zone
B ont tendance à se refermer dès que la pression cesse d'être appliquée. Donc
en réalité c'est la zone A où elles sont maintenues ouvertes qui est la mesure de l'efficacité d'une
opération de fracturation hydraulique. Mais les dislocations couvrent en fait
les zones A + B + C, ce qui fait que lorsque les fractures se referment quand
on enlève la pression d'injection, le roc ne revient pas vraiment à l'état initial.
Même fermées en apparence, les fractures dans la zone B sont plus perméables
qu'à l'état initial. C'est également ce qui se produit jusque dans la zone C.
Le rendement d'un puits
de gaz de schiste dépend beaucoup de l'efficacité de l'opération de fracturation
et du maintien ouvert de cette fracturation (zone A) pendant les quelques
années d'exploitation. Par contre toutes ces modifications (zones A + B + C)
sont là pour rester et elles permettent au gaz de migrer lentement, dans ce qui était
auparavant un roc imperméable. La source des fuites futures se situe dans
l'ensemble de ces modifications irréversibles.
Quant aux conduits ils
seront là comme dans les puits classiques: les mêmes lacunes techniques dues à
la mise en place des tubages et des coulis, ainsi que leur vieillissement et leur corrosion produiront les mêmes effets à moyen et long termes. On s'entend
plutôt à prédire dans les milieux spécialisés que les variations, thermiques
mécaniques et chimiques liés aux opérations de fracturation, de stimulation,
d'injection d'acide (et autres produits qui composent les fluides injectés) auront un impact supplémentaire qui ne pourra qu'aggraver la
détérioration de ces puits une fois abandonnés.