dimanche 1 avril 2018

Quelques réflexions sur les gisements marginaux


Au tout début de l’exploitation des ressources minérales, l'humanité a commencé par tirer du sol les plus faciles à extraire et les plus concentrées, celles qui notamment apparaissaient en affleurement. À cette époque lointaine, la collecte de pépites de cuivre natif, ou d'autres métaux (or, argent, étain, zinc, etc.) a eu un impact environnemental nul.

Quand on exploite une mine, souterraine ou à ciel ouvert, il y a un rapport entre la masse à excaver et la masse de substance récupérée après concentration et séparation finale:


- au début de l'âge de bronze (cuivre + étain), le "mirerai" titre ~ 90%;  ex. Fig.1 ci-contre:     
 - en 1800, teneurs exploitées: 10 %
 - en 1900, teneurs exploitées: 3 %
 - en 1930, teneurs exploitées: 2 %
 - en 1975, teneurs exploitées: 1 %
 - en 2015, teneurs exploitées: 0,5 %
N.B. Ces valeurs donnent une indication de la moyenne des teneurs exploitées; les teneurs commercialement exploitables varient beaucoup d'un continent à l'autre, d'un pays à l'autre selon les contextes géologiques et géopolitiques. La figure ci-dessous donne en graphique l'évolution de ces teneurs au cours des derniers siècles du cas du cuivre:


Figure 2  Évolution historique dans la teneur des minerais de cuivre de 1770 à 2010 (WikiMedia).

La raréfaction des gisements de bonne concentration, fait augmenter le prix de la substance (le cuivre dans notre exemple). Cette augmentation de la valeur du métal rend alors possible l'exploitation de teneurs plus faibles (fig. 2); il en coûte plus cher de tirer une tonne de cuivre en excavant, transportant, traitant 200 tonnes de roc plutôt que seulement 20 tonnes (fig. 3). L’évolution des techniques joue également un rôle pour rendre rentable l’exploitation de concentrations de plus en plus faibles.


Figure 3  Effet de la teneur sur le volume d'impacts environnementaux créés.

L'économie minière ne tient compte ici que des coûts de production; on oublie depuis toujours dans l'équation, les coûts environnementaux. Or dans le cas  b) (fig. 3)  il y a évidemment un trou énorme laissé dans le paysage; il y a aussi dix fois plus de déchets miniers concassés, qui dans le cas du cuivre comportent beaucoup d'éléments chimiques dorénavant soumis à la lixiviation. Il y a donc un impact de pollution dix fois plus grand en b) que dans le cas a).
Y a-t-il une limite dans cette course qui se dirige vers des exploitations à des teneurs de plus en plus marginales ? Est-ce que la raréfaction de la ressource et l'augmentation conséquente de la valeur du métal pourra à lui seul maintenir indéfiniment cette fuite en avant ?  Est-ce envisageable d'ouvrir des sites miniers avec des teneurs à 0,01% où on produira 10,000 tonnes de déchets pour affiner une tonne de métal? La réponse est évidemment non: tôt ou tard les coûts environnementaux, même si on essaie de les ignorer, deviennent incontournables.
Pour les hydrocarbures, l'évolution historique est comparable. On est passé du pétrole jaillissant facilement des puits dans les très bons gisements conventionnels au début du vingtième siècle, à des gisements où le pétrole et le gaz sont de plus en plus difficiles et très coûteux à extraire.  Par contre ce n'est pas la notion de teneur qui définit la qualité décroissante des gisements; c’est plutôt une série de facteurs où l'impact environnemental augmente dans le temps. On peut simplifier l'image générale de l'évolution dans le temps (1 -> 2 -> 3 -> 4) des gisements d’hydrocarbures au cours du dernier siècle et demi:
1- gisements conventionnels en milieu terrestre
   ↘︎ 2- gisements conventionnels en milieu marin
     ↘︎ 3- gisements marginaux: pétrole dégradé (sables bitumineux), roches très peu perméables, gisements petits avec un réservoir fragmenté (gisements où le pétrole et le gaz se retrouvent dans des petits réseaux de fractures,  etc.)
       ↘︎ 4- gisements non-conventionnels ou gisements de roche-mère (shales très imperméable inexploitables autrement qu'en fracturant toute la masse rocheuse qui emprisonne les microbulles d'hydrocarbures).
Les coûts d'extraction augmentent avec le recours à des techniques de plus en plus invasives: du simple forage avec pompe à piston classique on passe à des techniques de stimulation plus coûteuses en énergie (vapeur pour mobiliser le pétrole visqueux des sables bitumineux), stimulation chimique (acide concentré pour élargir la fissuration), fracturation hydraulique dans certains gisements marginaux, ainsi que dans tous les gisements d’hydrocarbures de roche-mère.
À la place de la notion de teneur, il est primordial de considérer le facteur EROI : c'est l'énergie retournée dans une exploitation par rapport à ensemble des énergies dépensées pour arriver à extraire (exploration, forage, production). On pouvait extraire entre 100 et 1200 barils de pétrole au début du 20e siècle en ne consommant que l'équivalent d’un baril (carburant total requis pour le forage, le pompage, le traitement et le transport du pétrole extrait). Un EROI de 100 est chose révolue depuis longtemps. La qualité décroissante des gisements restants, l'obligation d'aller plus profond sous terre, plus loin, en mer, etc. ont fait baisser l'EROI tout au long du siècle dernier. La valeur moyenne en 1972 était rendue à 20. L'EROI est maintenant particulièrement bas pour les derniers gisements mis en production: une valeur aussi faible que 5 dans la mise en production de gisements marginaux et de gisements de roche-mère dans le shale pour la période 2005 - 2012.
Ce sont les deux chocs pétroliers à trente ans d'intervalle (voir fig. 4, 1980 et 2010) où le prix du baril a dépassé pendant quelques années 100U$ qui ont mené à explorer et à mettre en production des gisements de plus en plus marginaux.

Figure 4  Évolution historique du prix du pétrole en dollars constants (source Holodny 2016).

Un EROI bas signifie qu’il faut recourir à des techniques envahissantes, coûteuses et polluantes pour un rendement devenu marginal. À une valeur de 3 (i.e. consommer une unité d'énergie pour en produire trois) le bénéfice brut d'extraire la ressource est presqu'annulé par les coûts d'exploitation.  En même temps l'impact environnemental est maximal, car il est beaucoup plus étendu (fig. 5 b) pour chaque unité de substance utile produite.  Si l'investissement économique avait à quantifier l'ensemble des coûts environnementaux au même titre que les coûts bruts d'exploitation, on arriverait vite à la conclusion qu'il n'y a aucun bénéfice net pour la société dans les gisements marginaux et dans les gisements de roche-mère. C'est d'ailleurs à cette conclusion qu'en est arrivée l'étude du BAPE sur la question du gaz de schiste en 2014. Anticosti aurait été un gisement encore plus déficitaire, avant même d'ajouter les coûts environnementaux.

Figure 5  Grandes différence de volumes de roc impliqué dans les gisements conventionnels VS non-conventionnels (adapté de BC Petroleum & Natural Gas Geoscience).    

Le Québec arrive bien tardivement dans l'histoire pour s'insérer parmi les régions productrices d'hydrocarbures et il est déjà trop tard selon bien des économistes pour profiter du dernier pic pétrolier qui n'aura duré qu'une décennie, comme le précédent pic (fig. 4, périodes 1973-84  et 2004-2014). Il y a déjà sur terre beaucoup trop de régions hypothéquées par l’extraction de pétrole et de gaz. La moitié au moins des réserves dans ces exploitations actives devrait rester sous terre pour rencontrer les objectifs de la lutte aux changements climatiques. Même quand les gisements existants seront fermés, ils contribueront toujours par leurs fuites à la dégradation de l’atmosphère et de l’eau souterraine. Il est illogique de penser ouvrir de nouvelles régions d’exploitation, surtout avec des cas de gisements marginaux et de gisements non conventionnels.
Une valeur élevée au baril (>100U$) est très probablement chose du passé, sauf des exceptions ponctuelles dans des circonstances très particulières, car la demande stagnera et déclinera dans l’avenir selon bien des spécialistes. Les conditions géologiques au Québec ne permettraient hypothétiquement que de démarrer des productions marginales, celles avec un EROI très faible, celles aussi où les coûts environnementaux encore très mal comptabilisés seraient les plus élevés. On commence à peine ailleurs à mesurer le coût des puits abandonnés. Les fuites de ces anciens puits constitueront encore longtemps des casse-têtes insurmontables. On a révisé tout récemment (GIEC 2013) à 86 la valeur du potentiel de réchauffement climatique du méthane. C'est encore plus récemment qu'on a commencé à publier des données sur la proportion des puits qui laissent fuir du gaz. Ces fuites affectent tous les types de puits sans exception: les sites d'exploration (ex. cas du Québec), les sites de stockage (étude D.R Michanowicz et al. 2017) et les sites de production. L'impact de ces émissions de gaz devra tôt ou tard être pris en compte à son vrai coût.
Bien des chercheurs reconnus estiment que l'impact environnemental des puits dans les gisements marginaux et dans les gisements de roche-mère vont dépasser les impacts des gisements conventionnels. Cela tient à trois éléments nouveaux: 1) les techniques de stimulation et de fracturation nécessitent des quantités considérables de produits chimiques à injecter dans le roc. Une partie encore inconnue de ces substances va remonter lentement vers l'écosystème de surface (les nappes phréatiques, les sols, l'atmosphère).  2) Le milieu géologique est fortement modifié de façon irréversible par la fracturation hydraulique; cette modification est essentiellement une augmentation très considérable de la perméabilité du milieu, par conséquent des voies de circulation pour les fluides (gaz et liquides).  3) Les taux de récupération des hydrocarbures sont très bas dans les gisements marginaux et dans les gisements de roche-mères : 1 à 2% pour le pétrole -  8 à 15% pour le gaz. Une partit importante des hydrocarbures encore en place à la fermeture des puits finira à moyen terme (10 à 50 ans) par trouver des voies vers le haut, par les puits corrodés ainsi que par le réseau de la fracturation naturelle.
Il y a plusieurs études qui montrent des effets sur la santé des populations et des écosystèmes voisins des exploitations de gisements non conventionnels; cependant on connait encore très mal l'ampleur des impacts réels de ces contaminations, car elles ne surviendront principalement qu'après l'abandon des puits.

jeudi 1 mars 2018

Données récentes sur les fuites des puits d'hydrocarbures

J’ai commencé en 2010 à écrire des textes sur la question des fuites de méthane à partir des puits actifs et des puits abandonnés. Je constatais à l’époque qu’il y avait très peu d’organismes préoccupés par ce qui arrive à ces puits une fois la production terminée. Huit ans plus tard, on constate un début de changement dans les publications : il y a maintenant des études qui commencent à fournir des évaluations chiffrées des quantités de gaz qui fuient de ces puits dans diverses régions du globe. Ces données sont encore très incomplètes, mais je tiens à donner quelques exemples récents significatifs.

Suite à la méga fuite d’Aliso Canyon en 2015, une étude de chercheurs de Harvard portant sur les puits servant au stockage de gaz montre qu’il y a 2700 puits de ce type qui présentent des risques très sérieux. Ces sites n’ont pas été construits pour du stockage à l’origine; ce sont d’anciens puits d’extraction de gaz, des ouvrages temporaires i.e. à durée de vie technique limitée, qui ont été ensuite convertis sommairement pour du stockage permanent, donc pour une nouvelle fonction dont la durée est bien plus longue. La fuite d’un seul puits à Aliso a émis 109 000 tonnes de méthane avant d’être colmatée. C’est la plus grande fuite mesurée à ce jour se rapportant à un seul puits.




Figure 1  Sites de stockage de gaz aux USA (source : D.R Michanowicz et al. 2017).

Il y a peu de données pour le Canada, mais on a publié en juillet 2017 une analyse montrant que  35% des 11 079 puits de de la Colombie Britanique fuient. Cela représente 14,2 millions de m3/an (10 617 tonnes/an) de méthane. C’est une quantité 2,5 fois celle estimée par le gouvernement de la province. Une autre étude plus récente indique que les fuites aux évents des puits représenteraient à elles seules 83 000 tonnes/an.

En Alberta c'est une valeur nettement plus élevé (3,5 millions de tonnes/an) que publie un organisme de l'industrie ERA. Même si hypothétiquement dans deux générations, l'Alberta réussissait à réduire ses autres sources d'émissions de CO2 à zéro, les puits abandonnés vont continuer d'émettre des centaines de millions de tonnes de gaz à effet de serre; une tonne de méthane équivaut à 86 tonnes de CO2 en facteur de réchauffement climatique.

En Pennsylvanie l’Organisme EDF (Environmental Defense Fundchiffre à  520 000 tonnes/an les fuites de méthane aux puits, ce qui est cinq fois les chiffres officiels de l’État. Cette valeur va très probablement augmenter fortement avec le temps; il y aura de plus en plus de puits arrivant en fin d'exploitation et de puits abandonnés.  Au Texas l'EPA estime les fuites à 10,5 millions de tonnes/an dans un estimé jugé très conservateur; les processus, les méthodes de mesure, l'instrumentation ont été l'an passé fortement remis en cause. On doit donc considérer ces données avec prudence car tout indique qu'elles sont sous-estimées.

En mer du Nord, un tiers des puits abandonnés ont des fuites de méthane, ce qui émet un estimé de 17 000 tonnes de CH4/an. Des centaines de puits vont cesser d’être exploités dans les prochaines décennies; les autorités n’imposent aucune règle quant à la surveillance des puits devenus inactifs-abandonnés.



Figure 2  Carte montrant les 11 122 puits de la mer du Nord (modifié de L. Vielstädte et al. 2017).

Ces estimés sont publiés seulement pour une très faible partie des régions productrice d’hydrocarbures dans le monde. Ils ne fournissent qu’une image très incomplète de la situation réelle des émissions de méthane. Le contrôle des fuites se limite aux installations de captage, aux têtes de puits principalement. Les fuites qui ne passent pas par les puits d’hydrocarbures ne sont pas comptabilisées. On indique souvent qu’il y aurait entre 3% de la production qui se retrouve en fuites. D’autres estimés par survols aériens, donnent des valeurs jusqu’à 9%.

Que se passera-t-il dans le cas des exploitations fermées, dans le cas des puits inactifs et des puits abandonnés ? Ces fuites vont non seulement perdurer, mais le nombre de puits qui vont en avoir va croitre. Par exemple si actuellement en Mer du Nord les fuites ne concernent qu’un puits sur trois, qu’en sera-t-il dans vingt ans ?  dans 40 ans ? Probablement que ce sera deux puits sur trois et à plus long terme, trois puits sur trois.

Quand on aura réglé la question de l’utilisation des combustibles fossiles, quand tout sera électrifié et qu’on émettra plus de CO2 par la combustion du gaz et du pétrole, la question du CH4 ne va pas disparaître. Les champs d’extraction  d’hydrocarbures, et leurs millions de puits abandonnés vont continuer à émettre du méthane. Chaque tonne de CH4 équivaut à 86 tonnes de CO2 en termes de gaz à effet de serre.


Les seuls puits qui ne fuient pas sont les puits qu’on ne fore pas. Tous les autres ont le potentiel de perdurer comme émetteurs de méthane. Il faut de toute urgence cesser d’ajouter des nouveaux forages ;  il faut cesser de penser ouvrir des nouveaux gisements pétroliers. La meilleure chose à faire avec ceux déjà forés est d’extraire tout le pétrole et tout le gaz possible de ces puits puis de les obturer avec les meilleures techniques existantes.  Mais aucune de ces techniques ne garantit un scellement éternel. Tous les puits soit-disant "scellés" ont hélas un potentiel de fuite quand la dégradation de leur scellement vient à son terme. Cela se produit parfois rapidement (15-20 ans), parfois à plus long terme (30-50 ans), mais cela se produit inévitablement: tous finiront par se dégrader.