La présentation devant le BAPE le 26 oct. 2020 (durée 10 minutes) est aussi disponible.
La cote du document sur le site du BAPE est DM127. À noter cependant que sur le site du BAPE les liens hypertextes ne sont pas fonctionnels; ici c'est l'original du document et tous les hyperliens (en bleu) fonctionnent.
Les impacts négatifs de la fracturation hydraulique (impacts sur la santé, la pollution des nappes phréatiques, etc.) ont déjà été étudiés partout dans le monde, ce qui a mené à des interdictions permanentes dans de très nombreux pays et États, incluant le Québec.
Le potentiel de réchauffement global du gaz
Regardons seulement le gaz non conventionnel en termes d’effet de serre. L’avantage du gaz versus le mazout et le charbon (de l’ordre de 40 à 70% selon les sources et les contextes) se rapporte aux émissions de GES lors de l’étape combustion. Le méthane (CH4) a un meilleur rapport Énergie produite/CO2 émis que celui des autres combustibles lors de la combustion. Mais d’autre part le CH4 a un potentiel de réchauffement (PRG pour Potentiel de Réchauffement Global) 34 fois celui du CO2 sur un horizon de 100 ans et de 87 fois le CO2 sur l’horizon de 20 ans1. Suite à la conférence COP21 de Paris, les pays ont convenu de l’urgence d’agir et de mettre en œuvre des mesures d’ici 2050 et à plus court terme des objectifs à atteindre d’ici 2030. Pour mesurer le rôle du méthane dans l’analyse de l’efficacité de ces mesures, c’est évidemment le facteur 87 de l’horizon de 20 ans qui est le plus pertinent. Plusieurs auteurs persistent encore à utiliser le facteur sur 100 ans, ce qui n’est pas faux scientifiquement, mais cela ne permet pas d’évaluer correctement l’impact d’ici 2050 des actions que les pays mettent en place actuellement.
L’avantage théorique sur les autres combustibles est utilisé par les promoteurs d’Énergie Saguenay pour présenter ce projet comme une énergie de transition. Or cet avantage n’existe que dans une vision étroite de la problématique, celle limitée à la seule étape de la combustion. En raison du PRG (87), il suffit d’avoir ~2,3% de CH4 produit qui s’échappe sous forme de CH4 non brulé en CO2 pour réduire à néant ce pseudo avantage au gaz. Dans la réalité, à toutes les étapes de la production et de l’utilisation du gaz, il y a du CH4 qui fuit et qui arrive dans l’atmosphère sans être transformé en CO2, donc avec son plein potentiel de 87. Les fuites se produisent à toutes les étapes de la chaine de vie du gaz : lors de l’extraction par fracturation, lors du transport, lors des combustions imparfaites, etc. Le BAPE va recevoir des mémoires de divers spécialistes pour analyser ces étapes ; nous centrerons cette analyse-ci sur ce qui se rapporte à l’extraction du gaz par fracturation hydraulique, en insistant sur des fuites négligées qui se produisent après la fin de la production.
Il y a aussi des fuites durant le transport, il y a du méthane mal brulé aux étapes où on veut convertir le CH4 en CO2, aux torchères notamment. L’efficacité globale des torchères aux puits de production atteint rarement 90%. La quantité et la qualité des évaluations fiables des fuites de méthane demeure encore en 2020 très limitées. Ce flou sert l’industrie qui n’a aucun intérêt à voir des évaluations complètes contredire ses prétentions officielles que le gaz est une solution de transition. Or c’est un très gros mensonge, car les fuites de méthane annulent rapidement l’avantage théorique de 40 à 70% que le gaz peut avoir sur le mazout ou le charbon (tableau 1 ci-dessous). Il y a minimalement de 4% de tout le gaz extrait qui s’échappe dans l’atmosphère durant l'ensemble de son cycle de vie. Le gaz qui parviendrait à l’usine de liquéfaction GNL au Saguenay aura un impact majeur en termes de GES en raison principalement du fait qu’il s’agira de gaz de gisements non conventionnels, auxquels sont associés des taux de fuite non négligeables.
Ce qui n’est jamais pris en compte dans la production de gaz tiré de gisements non conventionnels, c’est la quantité de méthane émis après la fin de la production. Les recherches publiées font état d’un taux gaz émis/gaz produit (4%, 9%, selon les lieux et les sources). Or qu’arrive-t-il quand la production est terminée? Le gaz émis va continuer à exister bien après que le gaz produit sera rendu à zéro. Ces quantités de gaz à effet de serre vont pénaliser les générations qui vont nous suivre pendant très longtemps. J’ai depuis dix ans analysé cette problématique sans voir à peu près jamais des commissions, des BAPE, etc. penser l’intégrer dans leurs paramètres. On s’attache toujours dans l’analyse du cycle de vie des projets à suivre les étapes d’activité de l’industrie. Or même quand l’industrie a cessé toutes ses activités et qu’elle a respecté toutes les règlementations, celles qui se rapportent notamment à la fermeture des puits, il y a une réalité géologique : le méthane va continuer à fuir. Il en reste beaucoup dans le roc quand on ferme les puits : plus de 80% de ce qui était en place à l’origine. La nouvelle fracturation du roc va mal contenir le gaz; l’obturation des puits n’a qu’une durée de vie limitée. Ces "tight gas" et "shale gaz plays" comme on les désigne en anglais vont perdurer pour des décennies et des siècles comme nouveaux émetteurs de méthane. L’impact final en termes GES sera donc encore plus élevé que ce qu’indique la dernière colonne du tableau montré plus haut.
Il est donc un peu illogique de toujours mesurer les fuites en rapport avec la production, car ces fuites vont perdurer dans le temps après la fin de la production. Quand la production baissera, les fuites vont quand même se maintenir; le rapport fuites/production augmentera. Par exemple à la fin de l’ère des hydrocarbures, en supposant une production réduite un jour à 1% de sa valeur actuelle, on aura alors un taux de fuite non pas de 2,3%, mais bien de 230% si le volume qui fuit reste comparable. Ce sera un peu moins si on suppose que le débit des fuites s'atténue un peu avec le temps. Le taux fuites/production deviendra très grand quand la production s'approchera de zéro !
On peut aussi ajouter qu'en ce moment au Québec, il y a des fuites dans plusieurs puits d'exploration et la production actuelle est égale à zéro. Cela donne un rapport fuites/production = ∞ (infini !).
Ce n’est pas une bonne façon d’aborder la question. Il faudrait estimer à l’ouverture d’un puits combien ce puits produira de fuites sur un horizon de 100 ans ou 200 ans par exemple. Si le puits est exploité 10 ans et que pendant ce dix ans d'exploitation il génère 2,3% (par rapport à la production) de fuites, on peut calculer un volume de méthane émis pour ce premier 10 ans. Ensuite de 10 à 100 ans, puis de 100 à 200 ans, etc. combien de tonnes de CH4 s’ajouteront par les fuites? Le volume des fuites au fil des ans va varier en diminuant très lentement dans le temps. Des études viendront préciser l'évolution des débits de fuites après l'abandon des puits. Il est évident que ce calcul donnera une valeur bien supérieure au nombre de 186 dans mon tableau plus haut (calcul avec 1% de fuite). L'effet de serre global pour le gaz de, ce n’est pas trois fois plus, mais probablement cinq?, huit? fois plus grand que celui de sa seule combustion.
L'évaluation du volume des fuites qui suivront la fermeture des puits est complexe à établir maintenant, mais ce n'est pas une raison de négliger totalement ces valeurs dans une analyse du cycle de vie comme, le fait le CIRAIG* et d'autres organismes. Cela donne des analyses totalement biaisées car incomplètes. La mesure des fuites aux têtes de puits donnent des valeurs deux à trois fois plus faibles que celles faites par des survols aériens dans les champs d'exploitation de gaz; ces relevés donnent plutôt des valeurs entre 4 et 9%. Les chercheurs de Cornell Univ. discriminent les sources par l'analyse isotopique5; ils peuvent ainsi identifier ce qui relié au gaz produit par l'exploitation industrielle. Dans les relevés régionaux fait au-dessus de champs gaziers, on retrouve la somme de tout le méthane thermogénique produit par l'extraction:
Quand on se limite aux seules valeurs fournies par les têtes de puits en production (1) on obtient 2,3% et c'est déjà plus que suffisant pour constater que le gaz de perd tous ses prétendus avantages. Dans une approche prudente, il faut ajouter l'impact des fuites (2) et (3) et réaliser que ces deux autres sources vont ajouter beaucoup de méthane. Les données fragmentaires nous indiquent que c'est une valeur entre 4% et 9% qu’il est raisonnable de prendre en rapport avec le volume actuel de production. Et à cela il faut encore ajouter le gaz qui continuera à fuir même quand tous les champs d'extraction de gaz seront fermés: une quantité qu'il est difficile d'exprimer en pourcentage par rapport à la production ; la production sera devenue nulle, mais les fuites post-production, elles, ne seront pas nulles.
Les fuites existent quand deux conditions sont présentes: une source de méthane et des conduits pour le mener en surface. Les champs de milliers de puits ayant produit du gaz par la fracturation dans les gisements non conventionnels auront extrait entre 8 et 15 % du gaz en place: le réservoir est là, constitué par le 92% à 85% du gaz encore en place en fin de production. Les conduits seront là par dizaines de milliers: tous les puits se dégradent dans le temps, aucun ne sera éternellement étanche.
* À titre d'exemple, le CIRAIG persiste à utiliser une approche incomplète dans ses analyses du cycle de vie (ACV) des puits et de la question des fuites de méthane. Dans un récent rapport (janvier 2019) adressé au promoteur Énergie Saguenay, il est écrit, page 19: " Dans le contexte du modèle ACV, il sera considéré de base qu’il n’y aura pas de fuites après fermeture du puits – les fuites proviendraient d’incidents des éléments généralement non considérés en ACV. Une analyse de sensibilité sera effectuée afin de prendre en considération certaines fuites après fermeture". C'est presque mot-à-mot ce que prétend l'industrie mais c'est illogique, un peu comme si, dans une analyse ACV de la filière nucléaire, on limitait l’étude des radiations aux étapes suivantes : radiations pendant l’étape extraction de l’uranium, pendant la fabrication des barres de combustibles, leur transport, pendant leur utilisation dans la centrale nucléaire et les radiations à l’étape finale du démantèlement de la centrale et celles de la reconversion du site. Ce rapport fictif indiquerait comme prémisse de la modélisation que : « Il sera considéré que les barres du combustible nucléaire usé n’émettent plus de radiation après l’étape de fermeture de la centrale ». Cette assertion serait non scientifique et contraire à ce qui est admis en physique nucléaire. L’assertion du GIRAIG quant aux fuites après fermeture des puits est non scientifique et contraire à ce qui est connu en génie géologique.
À toujours choisir de se calquer au cadre que l'industrie définit elle-même, à toujours restreindre les analyses aux "activités" de l'industrie, on introduit forcément un biais qui minimise l'évaluation des impacts et l'estimé des fuites notamment. Le commanditaire du rapport a payé pour cette analyse de cycle de vie relié (et limité) à ses activités et c'est ce que CIRAIG lui a fourni. Ce rapport CIRAIG s'inscrit donc dans des limites très étroites définies par la commande; il n'est pas valide pour autre chose que ça et n'est certainement pas valide au titre d'analyse du cycle de vie, comme certains le prétendent.
L'analyse de sensibilité du rapport CIRAIG utilise une valeur de 96m3/jour pour ajouter au bilan des fuites une valeur d'environ 1% de la production. C'est très sommaire comme analyse, cela ne tient pas compte de la dégradation des puits dans le temps, et surtout la durée de ces fuites est arbitrairement fixée à un horizon de 20 ans. C'est très mal connaitre la durée des processus géologiques en cause.
Le tronçonnage d’un mégaprojet entériné par le BAPE
Et c’est ainsi qu’on aborde la pertinence des mégaprojets au BAPE : on lance en premier une commission sur un tout petit bout de la chaine de production, celui où le promoteur avance l’idée géniale (en termes de marketing) d’utiliser l’hydroélectricité propre pour liquéfier ce gaz au Québec avant de l’exporter. Mercredi 4 mars 2020 à Saguenay, les commissaires du BAPE ont indiqué vouloir écouter tous les citoyens sur tous les sujets qu’il voudront présenter; mais ils ont précisé ensuite que leur mandat et leur rapport se limitera au bout le plus présentable du projet : l’usine GNL-Saguenay, là où on vise un écoblanchiment en liquéfiant le gaz à l’aide d’une énergie propre et renouvelable.
Imaginons hypothétiquement un nouveau projet d’exploitation de la forêt qui utiliserait la coupe à blanc, ou un nouveau projet d’exploitation de pêcherie retournant au raclage par chalutage des fonds océaniques. Saucissonnez le tout et lancez un BAPE qui se limitera à l’usine qui produira des 2x4 avec le bois, ou à la mise en conserve du poisson. Les commissaires annoncent que leur mandat se tiendra uniquement dans le village où se sera construit le scierie, ou encore uniquement sur le site de la conserverie de poisson. Ça ressemble beaucoup à ce qui s'est passé à Saguenay en mars 2020 et ce n’est pas du tout bon pour l’image à long terme du BAPE.
Il est urgent que le ministre réoriente la commission vers un examen complet de la pertinence de contribuer au Québec à l’expansion de la production canadienne de gaz non conventionnel. Une évaluation rigoureuse et complète démontrera que ce projet ne peut absolument pas être classé dans une énergie de transition. Par rapport au gaz naturel traditionnel, le gaz produit par fracturation hydraulique est en réalité un grand bond en arrière, comme le serait le retour aux coupes à blanc dans l'industrie forestière, ou au raclage des fonds océaniques par chalutage pour l'industrie de la pêche. Et ce n’est pas parce que la scierie pour le bois et l’usine de transformation du poisson fonctionneraient à l’hydroélectricité que ce serait acceptable.
____________________________________
* Le Potentiel de Réchauffement Global (PRG) - en anglais GWP (Global Warming Potential) sur l'horizon de 20 ans est estimé à 84 - 87 par l'EP A8; la valeur la plus élevée 87 est celle
qui s'applique au méthane fossile (comme celui des gisements de gaz de schiste).
Notes
1 Durand, 2016. Facteurs de réchauffement climatique. (https://rochemere.blogspot.com/2016/03/facteurs-de-rechauffement-climatique.html)
2 Zhang et al., 2020. Quantifying methane emissions from the largest oil-producing basin in the United States from space. (https://advances.sciencemag.org/content/6/17/eaaz5120?ftag=YHF4eb9d17)
3 Schneising et al., 2014. Remote sensing of fugitive methane emissions from oil and gas production in North American tight geologic formations. (https://agupubs.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/2014EF000265)
4 Mufson, 2018. Methane leaks offset much of the climate change benefits of natural gas, study says. (https://wapo.st/2JGQOz4)
5 Milkov et al., 2020. Using global isotopic data to constrain the role of shale gas production in recent increases in atmospheric methane. (https://www.nature.com/articles/s41598-020-61035-w)
6 Roy et al., CIRAIG 2019. Analyse du cycle de vie du terminal de liquéfaction de gaz naturel du Saguenay. (https://bit.ly/3abJAgK)
7 Radio-Canada, mars 2020. Projet de GNL Québec : un investisseur majeur abandonne le navire. (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1649506/investisseur-perdu-gnl-quebec-warren-buffett)
8 EPA 2020. Understanding Global Warming Potentials (https://www.epa.gov/ghgemissions/understanding-global-warming-potentials)
---ooo 0 ooo----
Annexe 1 – texte de mon mémoire présenté à l’Agence d’évaluation d’impact du Canada en mars 2020 intitulé : « Les risques technologiques liés à la production du gaz par la fracturation du shale (gisements de roche mère) »
Note préliminaire: Je considère comme beaucoup d’autres scientifiques que l’évaluation de la pertinence d’un mégaprojet et de son impact environnemental doivent impérativement se faire par l’analyse du projet dans son ensemble. L’analyse que j’ai soumise dans un mémoire à l’agence d’évaluation d’impact du Canada est tout à fait pertinente pour cet autre élément du projet que constitue l’usine de liquéfaction à Saguenay. J’inclus donc dans ce mémoire cette analyse soumise pour le projet Gazoduc.
Dans ce texte ci-dessous, ce qui est dit en référant aux gisements de gaz de schiste est également applicable aux gisements non conventionnels de type "tight gas". Dans les deux cas, l'extraction du gaz n'est possible qu'en recourant à la technique de la fracturation hydraulique. L'analyse ci-dessous s'applique à l'ensemble des exploitations non conventionnelles. C'est la nécessité de recourir à cette technique de fracturation hydraulique qui permet de classer ces gisements dans la catégorie non conventionnelle.
Résumé
Le projet Gazoduc vise à permettre une expansion dans la production de gaz en facilitant l’ouverture à l’exportation de ce nouveau volume de production. Le gazoduc proposé comme d’ailleurs le projet GNL à l’extrémité du gazoduc, ne peuvent être évalués correctement en faisant abstraction de l’origine de ce gaz. L’expansion de la production de gaz dans l’ouest canadien se fera essentiellement par l’extraction qui emploie la fracturation hydraulique dans des gisements d’hydrocarbures de roche-mère. Le présent document vise à contribuer à une étude environnementale adéquate du projet Gazoduc en analysant cet aspect particulier du dossier. Il est impératif d'inclure cette partie de l'analyse dans l'étude d'impact.
Les risques technologiques existent à toutes les étapes du projet; notre document analyse ceux qui seront le plus souvent oubliés : les risques qui découlent du type bien particulier de production par fracturation hydraulique. On peut parler ici de risques « géologiques », car ils résultent de choix technologiques bien particuliers qui deviennent la norme dans l’exploitation des gisements non conventionnels; ils modifient de façon irréversible la couche géologique visée.
L’exploitation du gaz contenu dans la roche mère (shale, gisements non conventionnels) a fait l’objet de beaucoup d’études qui en examinent bien des aspects divers, mais qui ont toutes un oubli de taille : elles omettent d’examiner un « bug» fondamental de la technique et sans cette technique, l’exploitation serait impossible. Cette question peut être résumée en trois points :
1- L'industrie des hydrocarbures de roche-mère (gaz et pétrole de "schiste" dans le langage courant) n'existe par le seul fait d'une opportunité découlant de l'absence de règles adaptées à l'émergence d'une nouvelle technologie. Les règles existantes ont été conçues pour des gisements conventionnels; elles sont déjà jugées très laxistes quant à la gratuité d'accès à l'eau et à l'atmosphère pour les rejets polluants. Les couts réels de ces impacts n'ont pas été comptabilisés dans les plans d'affaires. Ce qui s'ajoute dans le cas des gisements non conventionnels est la notion d'écrémage: on ne prélève que la portion rentable, soit 10 à 20% dans le cas du gaz de schiste, 1 à 2 % dans le cas du pétrole disséminé dans les shales. Les nouvelles (et encore inconnues) conséquences environnementales de cet écrémage ne sont pas comptabilisées d'aucune façon par les autorités, qui se réfèrent historiquement pour l’essentiel au bilan comptable calqué sur celui présenté par les promoteurs.
2- La fracturation met en branle un processus dont la durée est d'ordre géologique : le débit aux puits de gaz est très élevé la première année ; mais il diminue très rapidement par la suite. La coupure qui marque la fin de la rentabilité dans ces courbes de production se situe à un niveau qui laisse encore en place dans le shale modifié par ces nouvelles fractures, plus de 80% du gaz (et plus de 98% dans le cas du pétrole, que nous ne traiterons pas dans ce texte). Les puits sont bouchés et l'industrie lègue le tout à l'État en fin d'opération après avoir satisfait à quelques règles liées à la fermeture définitive des puits. Le processus géologique de la migration du méthane quant à lui se poursuit pendant un temps incommensurablement plus long que la durée de vie technologique de ces puits bouchés.
3- Les États ont des règles à peu près similaires pour gérer cette transition, des règles laxistes établies à une autre époque: le plan d'affaire des exploitants s'arrête là où arrive la fin du permis d'exploitation. Cette "rentabilité" pour les exploitants amène bien sûr des redevances aux gouvernements; tous semblent donc y trouver leur compte. Les lignes directrices des études d’impact suivent fidèlement le modèle en vigueur. Les questionnements soulevés quant à la durée de vie des puits n'en font pas partie. Les puits sont bouchés puis abandonnés – remis à l’État en fin de vie utile; qu'arrivera-t-il ensuite?
En tant qu'ingénieur, je ne pose que cette seule question très terre-à-terre où deux éléments créent un bug insoluble: d'un côté un shale totalement modifié par la fracturation nouvelle, écrémé de la petite portion des hydrocarbures qui se seront écoulés en quelques années, mais où beaucoup de méthane va néanmoins continuer à migrer vers ces fractures. C’est ce même processus qui a mis 100 000 ans ou 10 millions d'années dans la nature à créer les gisements conventionnels. De l’autre côté des puits bouchés en fin de vie commerciale; des puits construits et optimisés pour une fonction première : sortir du gaz pendant une certaine période rentable, puis ensuite transformés sommairement pour la fonction radicalement inverse : empêcher le gaz qui reste dans le massif de shale fracturé de sortir de ces conduits forés au travers de couches antérieurement imperméables.
La première fonction dure quelques années. La seconde fonction devra durer aussi longtemps que le processus géologique enclenché : des durées géologiques où tous les matériaux et les ouvrages auront le temps de se détériorer en totalité. L’industrie n’a jamais voulu considérer cette question : légalement les exploitants ne sont plus concerné après avoir satisfait aux règles en vigueur, celles reliées à la fermeture des puits. Les autorités compétentes n’ont pas compris jusqu’à maintenant la nécessité de remettre en cause le « pattern classique ». Personne ne s’est demandé si on pouvait le transposer face au contexte distinct des gisements de roche mère, sans le remettre en question.
Table des matières
I- L’analyse de la rentabilité d’un projet impliquant le gaz de schiste .................................. p. 1
II- Les risques technologiques de l’exploitation des hydrocarbures de roche mère .............. p. 2
III- L’impact géomécanique et hydrogéologique de la fracturation ..................................... p. 4
IV- Comment utiliser les données des puits conventionnels pour le cas présent ? ............... p. 6
V- Pourquoi la durée de vie technologique importe : le re-pressurisation des puits............ p. 10
Conclusion............................................................................................................................ p. 14
Références ............................................................................................................................ p. 15
I - L’analyse de la rentabilité d’un projet impliquant le gaz de schiste
Tout projet impliquant l’expansion de la production et l’exportation de gaz (par fracturation hydraulique dans la plus grande part) doit prendre en compte ce qui surviendra en toute logique, dans les décennies qui suivront le retour des puits dans le domaine public (étape post fermeture).
La gestion des fuites, les travaux correctifs à faire dans la longue période où ces puits vont commencer à se détériorer mérite d’être examinée avec grand soin. La figure 1 ci dessous présente en diagramme une analyse de la rentabilité. Dans la portion en jaune, il y a l’analyse telle que l’industrie la propose; elle se limite aux seules deux étapes: Exploration et Exploitation:
Fig. 1 La question de la rentabilité – non rentabilité pour la société dans son ensemble.La rentabilité pour la société dans son ensemble ne peut être analysée sans tenir compte des couts durant l’étape Abandon, laquelle survient après la fermeture (indiqué F sur la figure 1). Pour prévoir ces couts il faut une donnée, qu’il est possible d’estimer sommairement à cette étape-ci afin de l’intégrer dans l’analyse : la durée de vie technologique des puits.
Les documents descriptifs du projet Gazoduq mis en ligne sur le site de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada semblent restreindre l’analyse de pertinence aux seules étapes que le promoteur lui-même a choisi de situer dans la présentation de son projet. Le promoteur Gazoduq liste les étapes ce qu’il réalisera successivement. Se limiter aux étapes associées aux activités de l’industrie, c’est cependant se calquer sur une vision très étroite de la réalité : celle par laquelle l’industrie se définit elle-même. Si on peut reconnaitre volontiers que toute industrie, gazoducs et production de gaz de schiste inclus, comporte des risques associés à ses activités, pour les travailleurs sur place notamment, ce n’est pas là que se situent exclusivement les plus grands risques dans le cas de l’industrie des gaz de schiste.
Comment pourrait-on dire, en ce qui concerne les viaducs par exemple, que les risques se situeraient uniquement pendant l’activité de l’industrie, i.e. lors de la construction des viaducs? Une fois en place, tout ouvrage construit par l’homme a une durée de vie technologique. Sans inspection, sans entretien, les puits abandonnés une fois leur fermeture complétée seront soumis encore plus rapidement qu’un viaduc à une dégradation progressive. Les quatre-cinquième du méthane que contenait le shale avant sa fracturation vont remettre en pression les puits quelques années seulement après leur fermeture.
La version provisoire des lignes directrices relatives à l’étude d’impact m’apparait très incomplète, car elle ne semble pas prendre sérieusement en considération tout ce qu’il y a en amont du gazoduc et l’impact de l’expansion de la production de gaz par fracturation hydraulique qui est la raison même derrière ce gazoduc. C’est la raison pour laquelle je traiterai ci-dessous assez peu du gazoduc lui-même, car cet aspect sera amplement couvert par d’autres mémoires. Par contre je vais faire porter mon analyse sur la production du gaz, plus spécifiquement sur cette nouvelle expansion de la production de gaz par des puits implantés dans des gisements non conventionnels.
II - Les risques technologiques de l’exploitation des hydrocarbures de roche mère
Les risques technologiques de cette industrie ne se limitent pas aux seuls évènements qui pourraient survenir en relation avec les opérations des exploitants. Ces risques là, l’industrie les gère avec ses règles internes, qui sont là pour optimiser le bon compromis entre la sécurité des travailleurs, l’environnement immédiat et les couts d’opération.
Les risques technologiques devraient plutôt se définir comme tous les risques qui peuvent survenir suite à une défaillance des ouvrages construits, pendant leur construction, pendant leur opération ainsi qu’après la fin des opérations commerciales de ces installations. Le tableau 1 énumère sommairement l’ensemble des risques. Les plus importants dans le cas de l’exploitation du gaz de schiste sont ceux de la dernière case (3) abandon post fermeture.
Je prendrai ici le très simple exemple des réservoirs souterrains des stations services : il y a eu certes des risques (gérables) liés à la construction et à l’opération de ces stations services, mais on sait bien mieux maintenant évaluer que le risque le plus couteux est celui des réservoirs souterrains abandonnés et parfois oubliés. Même invisibles depuis la surface, ces vieux réservoirs corrodés, ceux qui ont été abandonnés sans avoir été correctement vidangés, ou ceux qui ont eu des corrosions et des fuites pendant les années de leur opération, créent des problèmes extrêmement couteux à gérer. Les prêteurs hypothécaires bien au fait des couts de traitement incluent maintenant dans leur pratique courante des vérifications de l’état de la contamination des sols avant d’autoriser des transactions sur ces terrains suspects. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il en soit de même avec les terres où se sont implantés des puits de gaz de schiste.
Contrairement à d’autres ouvrages créés par l’homme, un puits foré ne peut pas être démantelé. Le puits et le grand volume de roc modifié par la fracturation, ne peuvent pas être « démantelés ».
C’est impossible d’enlever la présence du puits et de remettre le massif rocheux à l’état antérieur. La restauration d’un site ne se fait qu’en surface de façon cosmétique; on coupe le premier mètre du tubage, mais ce n’est là qu’une infime portion du puits.
III - L’impact géomécanique et hydrogéologique de la fracturation
La très grande majorité des études s’attachent à la fracturation hydraulique. Ce qui sera décrit dans le présent texte s’applique autant à la fracturation hydraulique qu’à toute autre technique de fracturation. L’industrie a développé et développera sans doute des techniques alternatives, mais un fait demeurera toujours incontournable : la roche mère (shale) a une perméabilité naturelle extrêmement faible et cette perméabilité doit absolument être augmentée de plusieurs ordres des grandeur (5 à 6 ordres de grandeur: i.e. la perméabilité après fracturation est augmentée dans le massif d’un facteur entre 100 000 et 1 000 000) pour permettre d’en extraire des hydrocarbures.
La fracturation ne crée des nouveaux vides communicants que très imparfaitement dans le shale; certains volumes ont une perméabilité extrême là même où les fractures existent. Elles sont maintenues ouvertes par les grains de sable (« proppant » fig. 2). Ailleurs dans la masse, la perméabilité d’origine maintient toujours les molécules d’hydrocarbures emprisonnées dans la fine matrice de la roche.
Dans la masse du roc, mais tout près des nouvelles fractures, le gaz présent migre dès les premiers instants vers les zones ainsi ouvertes artificiellement. Cette « dégazéification » du shale se fait de proche en proche, mais le processus de libération du méthane met des jours, mois, années, siècles ou millénaires en fonction de la distance (mm, cm, dm ou m) qui sépare la molécule de méthane de la fracture la plus rapprochée (illustré fig. 2). La relation de diminution du débit dans ce type de modélisation donne une décroissance de type hyperbolique; le débit zéro surviendra ... à un temps infini.
Il y a actuellement un nombre limité de courbes de déclin avec suffisamment de durée pour conclure à quel type mathématique de déclin on a affaire (illustré fig. 3b). Ces courbes ne montrent pas d’indication que les fractures se referment, car cela mènerait à moyen terme à un débit mesuré sous les valeurs des courbes théoriques. C’est plutôt l’inverse que montrent les données réelles (fig. 4); on obtient dans la réalité des débits qui sont au-dessus de la simple décroissance hyperbolique (droite bleu foncé de la fig. 3b). En bref, cela signifie que bien que commercialement devenus inintéressants, ces débits faibles sont persistants dans le temps, malgré le vieillissement de la fracturation.
Fig. 3 Courbes de déclin du débit des puits de gaz de schiste Haynesville, (réf. Aeberman, 2010)
La baisse rapide de la production des puits est encore assez mal prise en compte dans la frénésie qui fait partie du développement actuel de l’industrie. Les excellents résultats en valeur de débits des nouveaux puits ont favorisé le financement aux USA d’un développement accéléré de la production. Le déclin des puits où la fracturation fournit le gaz (comme le pétrole) se situe entre les 2/3 et 4/5 la première année. C’est très diffèrent des gisements conventionnels où après 10 ans et plus, les puits débitent encore à 80% de leur production initiale. Les hauts débits de la première année ont leurrés bien des investisseurs. Ils pourront être déçus des résultats subséquents.
IV - Comment utiliser les données des puits conventionnels pour le cas présent ?
Il n’y a pas encore vraiment des données sur l’évolution après fermeture et abandon des puits de gaz de schiste, mais il y en a pour des puits forés dans des gisements classiques. Forer sans la fracturation dans des gisements naturellement perméables permet d’extraire un fort pourcentage du gaz présent. Vider le gisement est possible et l’exploiter ne modifie pas fondamentalement le milieu naturel. La figure 5 a et b, compare trois puits : un puits ordinaire (1) qui ne trouve pas de gaz commercialement exploitable et qu’on qualifie de puits « sec » ne pose donc pas trop de risques une fois bouché. Non exploité ne veut pas dire aucune émission de gaz, car le méthane peut exister dans bien des formations géologiques en petites quantités. Mais le volume de massif rocheux affecté (i.e. micro fissuré par les opérations de forage), le volume modifié reste limité, tout comme le risque de générer des fuites après l’abandon du puits.
C’est un peu la même chose dans un puits qui atteint et qui vide un gisement conventionnel de gaz (cas 2, fig. 5): entre avant et après, le milieu est relativement peu changé, du moins le volume affecté reste de l’ordre de 1000 m3 de roc.
Par contre dans le cas (3), avant le shale était quasi-imperméable, alors qu’après il y a 50 Mm3 à 150Mm3 de roc transformé. Dans ce volume l’exploitation terminée laissera plus de 80% du gaz évoluer dans ce shale nouvellement fracturé. Beaucoup de gaz restant, un très grand volume modifié et un processus de migration d’hydrocarbures amorcé par la fracturation artificielle; c’est là que se situe le potentiel de génération de fuites. Il est considérable dans le cas (3) des puits implantés pour exploiter des hydrocarbures de roche mère. Ce n’est pas du tout comparable comme potentiel à celui des puits d’un gisement classique (2). Malgré tout comme les seules données pour le comportement des puits bouchés se rapportent à ceux des gisements classiques, nous devons nous en contenter pour l’instant et tenir compte de ce qui y a été observé dans des cas de puits de type (2).
Fig. 5 Comparaison de l’ampleur du potentiel de génération de fuites de méthane entre trois contextes distincts: a) deux cas de puits sans fracturation b) cas de puits avec fracturation pour gaz de schiste.
Les causes des fuites initiales ont été étudiées et analysées pour et par l’industrie, car cela affecte le rendement de leurs installations; plus rarement s’est-on attaché à regarder le vieillissement de ces structures, une fois qu’on s’en est départies. La figure 6 est tirée d’une étude Schlumberger sur 15000 puits dans des gisements conventionnels (Brufatto, 2003). On constate que la dégradation des structures est rapide : 5% des puits d’âge zéro ont des fuites, cela grimpe à 50% des puits qui ont 15 ans d’âge. On obtiendrait des distributions statistiques semblables si on analysait des viaducs par exemple; le vieillissement des structures d’acier et de béton (ou coulis de ciment – cas des puits) est incontournable. La durée de vie technologique moyenne, celle où on a 50% de probabilité de trouver un état de dégradation rendue au point où l’ouvrage ne peut plus soutenir les charges prévues, représente toujours quelques décennies, rarement plus.
Fig. 6 Étude Schlumberger montrant l’effet du vieillissement sur le potentiel de fuites incontrôlées.
La question à se poser est toute simple : pourquoi penser que les puits seraient-ils éternels? Ne doit-on pas s’attendre à ce que 100% des puits finissent un jour par être dégradés? Si ces puits sont dans les cas 1 et 2 de la figure 5 on s’en inquiètera plus ou moins. Mais si ces puits sont dans le cas 3, si on a affaire à des puits bouchés devant contenir pour des siècles le méthane encore présent et mobile dans des gisements de roche mère, ne devrait-on pas se poser la question de leur durée de vie technologique? Le méthane mentionné ici, n’est pas le seul fluide mobilisable; il y a bien d’autres hydrocarbures, des saumures, etc. L’exploitation par fracturation des gisements d’hydrocarbures de roche mère, pose un risque nouveau d’importance cruciale et de durée illimitée.
V- Pourquoi la durée de vie technologique importe : le re-pressurisation des puits
La forte proportion de gaz qui n’aura pas encore complété sa migration vers les fractures artificielles dans le shale va constituer la cause de la remise en pression des puits dans le temps qui suivra leur fermeture. La courbe de production se poursuivrait après la production commerciale en suivant une décroissance indiquée par la ligne en traits tiretés H de la figure 7. Mais comme on fermera le puits en fin de production commerciale, le débit indiqué par la courbe H sera confiné par la présence de l’obturation et du scellement du puits. C’est le couvercle mis sur la marmite. Au moment de la fermeture, le débit et la pression sont au plus bas, car on extrayait tout le gaz possible juste avant. Quand on scelle la marmite la pression est minimale, mais elle remontera inexorablement.
Ce ne sont pas les règlements relatifs à la fermeture des puits qui changent cette situation : ils stipulent à peu près tous ceci : « le puits doit être laissé dans un état qui empêche l'écoulement des liquides ou des gaz hors du puits ». Une règle peu applicable et peu appliquée, car la délivrance du permis de fermeture se fait au moment de la fermeture justement. L’inspection complète (si elle est vraiment complète?) ne s’attache qu’au moment actuel de l’inspection, pas à ce que la structure connaitra comme évolution cinq ans, quinze ans plus tard.
Comme personne n’a étudié vraiment cette question, on a pas de données expérimentales pour chiffrer avec plus de détails la montée de la pression dans les puits scellés. Ce sont les milieux associés à l’industrie qui orientent les recherche; il n’y a aucun incitatif à analyser ce dont les exploitants sont plus légalement responsables. Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de réponses qu’il ne faut pas poser les questions.
Il faut ajouter que les fractures et les failles peuvent être aussi des chemins pour des fuites. Elles peuvent se situer dans l’emprise de la portion horizontale des puits, mais loin de la tête du puits en surface. Le rapport du Conseil des académies canadiennes (CAC, 2014) le rappelle à juste titre et recommande que l’inspection des fuites éventuelles ne soit pas limitée aux plateformes des puits, mais couvre toute la zone potentiellement affectée. Ce rapport précise en outre que le suivi d’inspection « will be needed over the anticipated decades-long development periods and over sufficient time scales following well closure ». Cette conclusion est tout à fait en accord avec celle que j’ai formulée dans mon mémoire à la CEÉQ (Durand 2013). Il n’y a rien de cela par contre dans le cadre limité du projet-type qui a servi de canevas à toute la démarche de recherche et d’analyse économique de l’Évaluation Environnementale Stratégique sur le gaz de schiste.
Les composantes du puits, c’est-à-dire les tubages d’acier, le coulis de scellement vont se dégrader dans le temps et perdre progressivement de leurs capacités techniques comme illustré par la ligne rouge de la figure 8. En même temps, la remise en pression du gaz dans les puits va augmenter en fonction du temps (courbe verte, fig.8). Tout ingénieur, même un débutant qui aurait le minimum d’expertise en comportement des ouvrages et en résistance des matériaux, peut prévoir qu’il y aura là fatalement un point de rupture. Il se traduira par la disparition, soit progressive, soit brusque de la capacité des obturations d’empêcher les fluides de fuir par les puits dégradés.
Fig. 8 L’effet du vieillissement sur la capacité technique simultané avec la repressurisation des puits.
Bien sûr il y a des techniques pour réparer les fuites. Les travaux correctifs requis, par exemple la réouverture de puits pour refaire un colmatage pose le problème de la durée de vie technologique de ces réparations elles-mêmes. En effet, si le bouchon initial de béton des puits se retrouve inopérant après 20 ans d’abandon par exemple, l’installation d’un nouveau bouchon est possible, mais ce nouveau coulis se dégradera à son tour sur une durée de temps du même ordre. « This raises the possibility of needing to monitor wells in perpetuity because, even after leaky older wells are repaired, deterioration of the cement repair itself may occur » (CAC 2014, p.193). Ainsi de suite de 20 ans en 20 ans il y aura à refaire des travaux; c’est ce qui est schématisé par les réparations de réparations () sur la figure 1. Viendra assez rapidement, après quelques cycles, un état de détérioration où toute réparation de réparation-de-réparation-etc. sera devenue impossible.
Ce sera à chaque occasion une opération complexe et a priori très couteuse. L’intervention sur un puits bouché et abandonné depuis des années constitue une opération très délicate, car l’état des tubages, coulis et bouchons de béton à demi détériorés, compliqué par la présence significative de gaz inflammable, rendra complexe toutes les opérations de réouverture de puits. Dans le cas de la fuite de pétrole et gaz au puits Deep Water Horizon en avril 2010, la multinationale BP a tâtonné et tenté trois solutions inefficaces avant de se résoudre à colmater la fuite en forant à très grand frais deux forages obliques pour aller boucher par injection la zone profonde à l’origine de la fuite. On a dû faire également deux forages obliques pour finalement colmater en 2003 un puits qui fuyait depuis 1916 du gaz et de la saumure (Histoire d'un puits abandonné). Et en fin d’opération, on se retrouve avec trois puits à surveiller, au lieu d’un seul, pour les prochains cycles de vieillissement des structures!
Les travaux de colmatage de fuite dans ce type de cas ont impliqué jusqu’à maintenant des montants bien supérieurs au coût de construction initial du puits. La ligne rouge sur la figure 1 qui porte des symboles —?—?— donne une idée de l’évolution des couts de gestion de l’ensemble des puits d’un gisement d’hydrocarbures de roche-mère après l’abandon. Ces couts doivent être pris en compte car à l’abandon, il reste encore quatre fois plus de gaz dans la roche-mère que tout le volume commercialement exploité. L’ÉES n’a pas abordé cette analyse car elle ne se situe pas dans les étapes définies dans le projet-type, laquelle ne liste que celles où l’industrie est présente.
Il est assez inquiétant de penser que l’analyse de la pertinence du projet Gazoduq ne prendra en compte que très peu de ce qui se situe en amont du gazoduc et surtout s’en tiendra aux étapes qui intéressent l’industrie et pas celle qui surviendra après et qui sera aux frais de la collectivité; celle où les exploitants ne sont plus là, celle où les puits et les massifs rocheux fracturés qui auront été créés pour alimenter ce gazoduc sont toujours présents. Celle où on aura des frais de gestion de ces risques, durant une période de temps que le rapport CAC 2014 nomme « in perpetuity ».
La perpétuité c’est bien long; j’ai toujours indiqué dans mes analyses que la migration du méthane hors de la masse du shale (montré sur la figure 2) se déroule sur des siècles et millénaires, mais en fait la migration du gaz d’une roche mère vers un gisement conventionnel s’est produit dans la nature sur une échelle de temps qui se mesure en millions et en dizaines de millions d’années. C’est le même gaz dans le même shale qui doit ici se rendre à la fracture la plus proche; la diminution du débit est hyperbolique (fig. 7). Les fuites de méthane thermogénique par des fractures naturelles, donc très anciennes, sont rares, mais il y en a. Les débits de fuite dans ces occurrences géologiques naturelles sont toujours très faibles, car ils se situent sur une partie de l’hyperbole (fig. 7) loin dans le temps après la création de cette fracture ancienne.
La dégradation à moyen et long termes des puits entraine toute une série de questionnements sans réponses mais qu’il faut néanmoins formuler. Il est certain que le sujet est très récent et qu’il y aura certainement des nouvelles études qui en traiteront. Je tiens à citer le très récent document du Conseil des académies canadiennes (CAC, 2014) qui a tenu, de façon sommaire certes, à mentionner l’importance du comportement des puits à long terme parmi les grandes inconnues qui l’incite à recommander la plus grande prudence.
Conclusion
Le débat scientifique autour de la question du gaz de schiste est le parent pauvre parmi tous les autres aspects de ce dossier. On a étudié entre autres l’impact sur les communautés, le partage de la rente, l’impact visuel, la redevance sur l’utilisation de l’eau, etc. Ce qui se passe dans le shale, quand la fracturation amorce le processus de migration des hydrocarbures, ce qui se passe en termes d’effets mécaniques et chimiques (corrosion) sur les parties des puits, bouchons de scellement surtout, en fin de vie commerciale, n’a pratiquement pas été étudié. La rentabilité réelle sur une durée qui dépasse celle de l’activité même de l’industrie sur le terrain, n’a pas non plus été étudiée.
L’implantation de milliers de puits pour rejoindre et fracturer l’ensemble du volume d’un gisement d’hydrocarbure de roche mère, c’est implanter des milliers d’ouvrages qu’il est impossible de démanteler (sauf la tête de puits). La fracturation du shale est une modification irréversible, permanente du substratum. La durée de vie technologique des puits bouchés en fin de production laisse en plan leur gestion par la collectivité, leur réparation, puis réparation de réparation, « in perpetuity » selon les termes de l’étude CAC 2014.
L’analyse comparative des données disponibles celles des gisements conventionnels versus celles des gisements de roche mère mène à une évidence : les risques technologiques dans les nouvelles formes d’exploitation du gaz vont être beaucoup plus intenses et beaucoup plus étendus dans le temps comme dans l’espace. L’étude la moindrement sommaire des couts et des impacts des fuites prévisibles, pendant et longtemps après l’exploitation des hydrocarbures de roche mère, pourrait démontrer à coup sûr la non rentabilité ainsi que l’absurdité de cette forme d’expansion de l’industrie des hydrocarbures produits par fracturation hydraulique.
Le sujet est très nouveau, les données scientifiques et les publications sur les puits abandonnées sont rares même pour les puits conventionnels et sont encore à venir pour les batteries de puits dans les shale fracturés. Ma conclusion personnelle à toute cette recherche est qu’il y a de grandes zones d’ombre dans l’analyse des risques technologiques, mais que jusqu’à maintenant on s’est limité à examiner seulement les secteurs éclairés, ceux où l’industrie pointe la lampe ...
Références
Aeberman, 2010. Shale Gas-Abundance or Mirage? Why The Marcellus Shale Will Disappoint Expectations The Oil Drum http://www.theoildrum.com/node/7075
Brufatto et al 2003. From Mud to Cement—Building GasWells, Oilfield Review Sept 2003, pp 62-76. (https://bit.ly/3jRJoIm)
Canada 2014. Règlement sur le forage et l’exploitation des puits de pétrole et de gaz au Canada
http://lois-laws.justice.gc.ca/fra/reglements/C.R.C.,_ch._1517/TexteComplet.html
Conseil des académies canadiennes (CAC) 2014. Incidences environnementales liées à l’extraction du gaz de schiste au Canada, 266p. https://rapports-cac.ca/wp- content/uploads/2018/10/shalegas_fullreportfr.pdf
Durand, 2012. Les dangers potentiels de l’Exploitation des Gaz et Huiles de schiste - Analyse des aspects géologiques et géotechniques. Rapport final du Colloque du Conseil régional Île-de- France, 7 février 2012, Paris, pp.173-185.
Durand, 2013. Les hypothétiques gisements d’hydrocarbures non conventionnels au Québec, mémoire déposé à la Commission sur les enjeux énergétiques http://www.mern.gouv.qc.ca/energie/politique/memoires/20130822-Marc_Durand_Mtl.pdf
Johnson D W. 2011. Marcellus Shale Gas, présentation Enerplus Corp. http://www.enerplus.com/files/pdf/presentations/MarcellusShaleGasFINAL.pdf
Aucun commentaire:
Publier un commentaire
Vos questions et vos commentaires sont bienvenus.